[DES PHOTOS SANS PHOTO #8] Les dents du dentiste

Les dents du dentiste par Fanny M.

Au détour d’une conversation, deux personnes évoquent le fait de “rater” des photos. Film mal enclenché, réglages mal faits, pile défectueuse ou même absence d’appareil photo au moment choisi… Nous avons décidé de retrouver ces clichés, en utilisant tout ce qui nous passerait sous la main sauf des photos. L’appel à contribution a été lancé début mars et voici la huitième “photo sans photo” réalisée par Fanny M. : Les dents du dentiste. Si vous souhaitez proposer la vôtre, envoyez-la à contact@lescamoteur.fr (plus d’informations ici).


Quand j’y pense, faut quand même avoir sacrément confiance pour accepter qu’un inconnu fourre des trucs dans votre bouche. Ou avoir sacrément mal. Sans doute me faut-il les deux pour me décider à aller chez le dentiste, étant donné que j’attends toujours la dernière minute pour prendre rendez-vous.

Allez, c’est pour ton bien, ça ira mieux après. On a beau raisonner, l’appréhension de la douleur s’accroche à tout le corps, et me voilà raide, je me tends, les mains qui se tordent et les pieds qui tournent dans tous les sens. Le dentiste, il doit avoir l’habitude, mais ça doit quand même être chiant à la longue de travailler toute la journée avec des gens traumatisés, polis et dociles mais complètement terrorisés à la vue d’instruments métalliques incompréhensibles.

Le dossier du fauteuil descend, je fais enfin face à la loupiote au-dessus de ma tête.

Cette lampe pour mieux voir ce qui se trame dans ta bouche, quand j’étais gosse c’était le seul truc qui me rassurait : le dentiste de Boulogne-sur-Mer en avait une dans un verre fumé qui dessinait de larges stries verticales, avec la lumière ça découpait comme une forme de sourire carnassier, avec de fines dents droites et acérées. Je me disais alors que plus tard, plus tard, moi aussi j’aurai de belles dents droites, et que qui sait, on me trouverait peut-être même jolie. La gamine de 10 ans que j’étais aurait été bien déçue de me voir aujourd’hui avec mes chicots branlants.

La fraise.

Petite vague de panique. C’est gérable. Tu gères meuf. Tout mon crâne qui vibre, mais bon dieu, il va finir par mettre mon cerveau à jour à ce rythme là. Il faut dévitaliser la dent. Ok. Pas plus d’explications, que les dentistes soient pas plus bavards est une vraie catastrophe, si seulement ils pouvaient échanger leur habitus avec celui des coiffeuses, ça me ferait une belle jambe.

Parce qu’il est là le drame : dans l’histoire nommée « je vais chez le dentiste », le personnage principal c’est vous, et l’ennemi à combattre c’est votre dent pourrie. Vous n’avez de visibilité et de contrôle sur rien. Vous êtes un patient ; et vous patientez. Vous êtes un héros bien pathétique, la bouche grande ouverte et l’air grimaçant (et même ça, vous ne pouvez que le supposer), et votre dent douloureuse, vous n’avez que quelques sons et odeurs désagréables comme détails fantasmatiques sur ce qui est en train de lui arriver, mais rien de bien concret. Vous devez vous en remettre au dentiste, ce chevalier blanc peu loquace, qui ne vous laisse pas le loisir de combattre le mal avec vous, mais préfère prendre de l’avance en ne vous livrant aucun détails de votre intrigue buccale. Oui, c’est frustrant.

Ce qui n’empêche pas de passer un moment riche et intéressant, à défaut d’être plaisant. Car la particularité assez rare de ce genre de tranche de vie, c’est qu’aucun des protagonistes (vous et le dentiste, oublions la dent un moment si vous le voulez bien, d’ailleurs à ce moment de l’histoire j’ai l’impression qu’il n’en reste plus grand chose), aucun des protagonistes ne peuvent se mettre d’accord sur la version des faits et le souvenir qu’on en garde. Au quotidien, si vous êtes proches de quelqu’un, vous avez naturellement une version légèrement différente des faits, mais vous savez reconnaître la personne, l’événement, le lieu auquel vous avez été simultanément confronté ; vous partagez un référentiel commun. Si vous et le protagoniste n°2 êtes fort éloignés, vous pouvez avoir des versions très différentes d’un même événement, mais qui se recouperont peut-être et donneront de l’épaisseur à ce moment.

Chez le dentiste, vous êtes côte à côte, vraiment hyper près, vos nez pourraient se frôler : et vous n’avez aucun moyen de savoir ce que cet inconnu voit de votre intimité inexplorée, dans l’os de votre mâchoire. Vous êtes en stress, livré à vous-même, vous cogitez et ne savez littéralement pas quoi faire de vous ; l’expert trifouille des trucs étranges dans votre bouche. Cette bouche, elle est à vous, et pourtant c’est un autre univers sous votre nez, et à ce moment là vous n’y avez absolument aucun accès.

Vous êtes là, vous ratez tout.

Des fois, j’arrive à voir le reflet de mes dents jaunes sur les lunettes ; voire si j’ai vraiment de la chance, directement sur la surface de l’oeil de mon dentiste. Mais c’est fugace et très imparfait.

Du coup pour me divertir, j’adore observer mon dentiste sous toutes les coutures. Dans un autre contexte ce serait évidemment très impoli, mais j’ose espérer qu’il est trop accaparé par mes caries et mes gencives sanguinolentes pour remarquer quoi que ce soit. Ou qu’il ait la grandeur d’âme d’excuser ce genre d’oubli de soi sous prétexte de la peur, de la douleur ou du désoeuvrement (si vous êtes dentiste, communiquez-moi votre avis sur la question s’il vous plaît). Ou la, si ça t’irrite autant le rasage, faut peut-être laisser tomber… Un suçon dans le cou ? Non mais c’est un truc de collégien, qu’est ce que c’est ce délire… A moins que ce ne soit une tâche de naissance. T’as des auréoles sous les bras coco, c’est mon cas qui te fait transpirer comme ça, ou t’as oublié de mettre du déo ce matin ? Il a les yeux bleu gris, c’est super beau… Et ces sourcils, ils sont vraiment parfaits, naturellement dessinés, virils sans être touffus ou débordants, y’en a qui sont vraiment gâtés par la nature. Par contre le motif ourson sur la charlotte de tissu, ça te fait perdre toute crédibilité mon chou.

Voilà. J’observe mon dentiste, je me sens presque honorée d’avoir le droit de le regarder de si près et de sniffer ses aisselles, pendant que lui, il vit une toute autre histoire, en train de creuser un putain de tunnel dans mon palais. Ca a l’air grave.

Je suis anesthésiée (merci merci merci), mais à plusieurs reprises il enfonce une tige interminable dans ma mâchoire, je sais pas si la tige rentre en entier, mais elle fait bip bip à un certain moment, c’est débile mais j’ai trop peur qu’il touche mon cerveau, je sens rien, j’aimerai (presque) avoir mal pour savoir si on est en train de me faire quelque chose de mal… Juste sentir, puisqu’on ne me dit rien, je ne sais rien, je ne vois rien.

Je me dis qu’il y a des gynécos sympa qui te montrent comment faire un toucher vaginal. Alors bien sûr, c’est pas demain que je saurai dévitaliser une dent moi-même, mais au moins expliquer comment on fait, qu’est ce qu’il se passe, c’est pas sorcier non ?

Je sais qu’il y en a qui ont peur de la vue du sang. Moi non plus, j’apprécie pas ça des masses, de voir mon sang couler. Mais la radio, sans mots, on n’y comprend pas grand chose, et je préfère encore le sang au silence.


 

UN SON : Long John blues ; “Dinah Washington semble avoir une relation bien plus sympa avec son dentiste que moi.” (Fanny).

UN TEXTE : Fanny M.

UN VISUEL : Fanny M.

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