[DES PHOTOS SANS PHOTO #2] La Méduse du canal à Paris

La Méduse de Paris

Au détour d’une conversation, deux personnes évoquent le fait de “rater” des photos. Film mal enclenché, réglages mal faits, pile défectueuse ou même absence d’appareil photo au moment choisi… Nous avons décidé de retrouver ces clichés, en utilisant tout ce qui nous passerait sous la main sauf des photos. L’appel à contribution a été lancé début mars et voici la deuxième “photo sans photo” réalisée par Nils Savoye. Si vous souhaitez proposer la vôtre, envoyez-la à contact@lescamoteur.fr (plus d’informations ici).


Le canal, à Paris, il existe de mille manières. Pour certains c’est Amélie Poulain. D’un autre côté, il y a la vision défraque de Dobberman, dans la scène finale de la boîte de nuit où on se rapproche du Paris pourri et sali. Un espace tout aussi fantasmé que celui d’Amélie Poulain, mais où les gangsters bourrés de vice et de drogues côtoient par exemple un Romain Duris sans dents. C’est plutôt lui qu’on éprouve à certains de ses abords, quand on traverse la place de Stalingrad ou qu’on voit les sacs plastiques voler du côté de Colonel Fabien. Pas que je préfère ce canal là, mais que c’est une forme de réalité qu’on éprouve avec autant de force. Plus loin du patrimoine et du « Paris éternel », plus proche des problématiques de où dormir, comment manger, où chier. La beauté mythifiée des lieux n’empêche pas à la tristesse et à la misère de les peupler. La beauté reste, elle ne fait que se décaler, prendre d’autres formes.

Ce jour-là, Paris était grisâtre. J’avais longé le canal, pas seul il me semble mais vivant quelques introspections nourries par le décor. J’ai donc traversé Stalingrad, marché sous le métro aérien puis je me suis retrouvé dans ce quart de canal un peu mort. Le Point Ephémère était plus bas sur ma droite, je traversais le canal et Jaurès était mon épaule gauche. Beaucoup de vent ce jour-là, de celui où les gens tiennent leur chapeau en plissant les yeux pour se protéger de la poussière. De celui où les cheveux fins se font filaments, sorte de méduse ou couronne de Saint qui procure de l’aura.

Il y a un endroit dans l’escalier du métro aérien où ce dernier est à l’air libre. Tout le vent s’y engouffrait, y compris contre une Asiatique toute de noir vêtue, qui devait avoir une trentaine d’années. Elle paraissait inerte – à moins que le temps ne se soit arrêté ? – un téléphone rivé sur l’oreille gauche, la bouche maussade. Le vent l’animait au rythme des larmes qui semblaient couler sur sa joue. L’escalier se transformait alors en balcon et j’avais l’impression de me trouver à Vérone, Juliette bouclant la boucle en pleurant aux mots d’un Roméo mettant fin à leur amour – le Roméo en question, moderne, étant au téléphone. Elle semblait vivre un moment constitutif de sa vie, qu’elle n’oublierait jamais tant il était tragique. Son temps arrêté devenait alors le mien. Je ne faisais plus que passer et en la fixant je m’étais immobilisé. La fixer me fixait.

Je ne sais même plus si j’avais un appareil ce jour-là. Je ne sais pas si j’ai essayé de cadrer, si seulement j’ai osé imposer une volonté de conserver quelque chose qui pour elle était sans doute affreux. J’étais mangé par l’impression de quasi violer son intimité, quand bien même à côté d’elle mille autres personnes sortaient à chaque wagon marquant l’arrêt. Y repensant, c’eut pu être une manière de la réconforter, de lui dire que son désarroi était incroyablement noble. Qu’elle sache qu’elle n’était pas seule, même si submergée par toute la tristesse du monde.

N’ayant pris de photo pour immortaliser l’instant, je continue de me demander s’il a vraiment existé. Elle reste un esprit hantant l’escalier de la 2, et chaque fois que j’y passe je cherche un figurant qui pourrait la remplacer. Le figurant n’est jamais là mais il me suffit de fermer les yeux pour retrouver cette incarnation de la tristesse dominicale. 


UN SON : Storm de Rare Silk

UN TEXTE : Nils Savoye

UN VISUEL : A défaut de celle de Nils, un aperçu du point de vue via Google Maps.

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