Réalisé en janvier 1992, sorti en salle en 1996, No Sex Last Night est un curieux mélange de road-movie et de journal intime. Sophie Calle, artiste plasticienne, photographe et cinéaste française est à l’origine du projet. Mais rien n’aurait pu arriver sans Gregory Shephard, cinéaste américain…
Décembre 1989, elle le rencontre dans un bar à New York, il lui prête ses clés, elle dort seule chez lui. Rentrée à Paris, elle l’appelle, ils se donnent rendez-vous à l’aéroport d’Orly. Il ne vient pas. Un jour, au bout du téléphone, la voix de Greg annonce à Sophie qu’il est arrivé en France, avec un an de retard. Le début d’une drôle d’histoire…
Ils se retrouvent une nouvelle fois, aux États-Unis. De New-York à San Francisco, une même Cadillac (ou presque !), deux artistes, chacun sa caméra et son journal intime. Un amateurisme complètement assumé : c’est apparemment un premier film, pour elle comme pour lui. À travers leur périple, les Etats-Unis servent de toile de fond pour se poser des questions sur la confiance et l’échec. Sophie Calle présente le film comme « la fiction d’un couple obsédé par les pannes de voiture, les pannes sexuelles, le manque d’argent, le manque d’amour. » Elle explique : « On a laissé le reste de côté. En même temps tout est vrai. C’est donc une réalité et une fiction. »
Expérience provoquée et mise en scène, No Sex Last Night est une sorte de performance artistique. L’impossibilité de distinguer réalité et fiction dans le film fait écho à la difficulté que rencontrent les deux protagonistes à déceler le vrai et le faux dans le discours de l’autre. Cette relation tissée de doutes et de mensonges apparait encore plus complexe grâce au montage qui confronte leurs paroles. De la rencontre entre leur subjectivité naît un objet singulier et beau, terriblement drôle et triste.
Une envie de voyage et de cinéma : vivre une expérience mise en scène
Lorsqu’ils nous embarquent en Cadillac, les personnages Sophie et Greg acceptent d’obéir à un dispositif cinématographique établi, le jeu a des règles précises, déjà décidées : les caméras pour les images et les sons directs, les journaux intimes pour la narration. Jouer à faire du cinéma leur permettra de vivre des moments d’intensité qu’ils n’auraient certainement pas atteints autrement. Il y a un véritable engagement, entre les deux personnages, et dans le projet. Le premier dialogue entame le début de la partie. Il lui demande : « Prête ? ». Elle répond : « Oui ». Et ça commence.
Bien que le cadre soit établi, le voyage, c’est l’inconnu, rien n’est prévu. Déconvenues, visites régulières au garage, malaises et surprises se trouvent sur le chemin. Le film permet de se mettre en scène, de « se réinventer » (comme le formule très justement Greg), mais la matière qu’il produit, ce sont des moments de vie, des bribes d’existence. Sophie et Greg vivent une aventure, on assiste aux étapes de leur parcours et de leur relation. L’impression de spontané et d’intimité est renforcée par l’utilisation de caméras de type grand public (Hi8) qui transforme les images en souvenirs de vacances.
Pourtant, la longue période de montage – le film est en gestation pendant neuf mois – fait de No Sex Last Night un objet très construit. D’ailleurs, sa fabrication ne peut être oubliée. Les images fixes se succèdent, les voix-off se chevauchent ou sont superposées à des sons directs, l’ajout de musique : tous ces procédés créent un récit. De leur année passée ensemble et de cette soixantaine d’heures filmées, Sophie Calle et Gregory Shepard n’ont choisi de partager qu’une heure et quart. Une heure et quart de cinéma.
Mensonges et vérités : une tentative de séduction
La tension entre le jeu et la vie, ce que l’on croit réel et ce qui est inventé pour la caméra, fait écho à la question de l’authenticité constamment posée par les personnages. Greg et Sophie cherchent à distinguer le vrai du faux. C’est d’abord la résolution de Greg, celle de ne plus mentir. Il se demande « Mais où est la vérité, et par où commencer ? ». Il s’interroge régulièrement sur les intentions de Sophie : « Comment savoir si son silence est sincère ou si c’est une tactique ? ».
Le spectateur, témoin, peut constater : chacun des personnages usent de stratégies. Ces petits mensonges, ces questions évitées ou détournées renvoient à un manège, entre séduction et bras de fer, partage et dissimulation. On retrouve à nouveau la notion de jeu, cette fois non pas comme cadre choisi pour créer mais comme rapport entre deux individus qui tentent d’éprouver ou d’éveiller un peu d’amour. Progressivement, on constate la volonté puis les efforts réels de communication chez les deux personnages : le film permet de voir les balbutiements d’une relation de confiance. Mais si No Sex Last Night laisse apercevoir la création d’un lien, il met surtout en scène une opposition de point de vue.
Parcourir la distance : un cheminement tortueux
La narration, tissée d’extraits de journaux intimes et de remarques probablement formulées après coup, suggère les pensées de Sophie et Greg. Il est rare d’avoir deux points de vue intimes sur un même moment. Cette mémoire, construite à deux, vient montrer la relativité du vrai, attester de l’inévitable multiplicité des perceptions. Les voix se croisent, s’entremêlent, se répondent et s’entrechoquent. L’usage de l’anglais et du français accentue la complexité de l’échange et pointe les différences culturelles. Les situations sont parfois comiques grâce aux apartés, et pourtant, elles révèlent justement la difficulté pour les protagonistes de se rencontrer, de se retrouver. Dans certains plans, ils sourient à la caméra mais au fond, ils s’insultent. Dans d’autres, ils pensent à la même chose sans jamais oser se le dire. Le film témoigne d’un échec, celui de ne jamais réussir, malgré les efforts, à s’ouvrir véritablement à l’autre.
Car, dans No Sex Last Night, il s’agit non seulement d’un voyage de New York vers San Francisco, mais aussi d’une tentative de rapprochement, d’un difficile cheminement d’un homme vers une femme, d’une Française vers un Américain. On constate rapidement que, pour saisir quelque chose de l’autre, il ne suffit pas de partager un espace commun, que ce soit la voiture ou le lit. Alors ils s’observent. Les caméras deviennent leurs alliées, à la fois pour se cacher mais aussi pour scruter l’autre et tenter de le comprendre.
En fin de compte, ce qu’ils écrivent, chacun dans leur propre carnet, ils finissent par le mettre en commun au moment de la réalisation du film. Ils ont donc entretenu une drôle de correspondance, tournée vers eux-mêmes et pourtant dédiée à être partagée. C’est en cela que le film est troublant… Ce bout de soi qui est donné, a posteriori. On peut se demander comment s’est déroulé le montage, et qui a eu le dernier mot.
UN SON : Un morceau de la bande son du film… Tom Waits chante Tango Till They’re Sore sur l’album Rain Dogs, sorti en 1985. La photographie choisie pour la pochette de l’album est l’œuvre du photographe suédois Anders Peterson.
UN TEXTE : Marion Bonneau a vu No Sex Last Night aux 21e Rencontres du cinéma documentaire de Montreuil. En 2016, la thématique choisie était « Féminin-Masculin ». Cette année, le festival aura lieu en ligne. Du 3 au 6 décembre, cette 25e édition se fera « Avec les bêtes ».
UN VISUEL : Kova raconte No Sex Last Night avec mine de plomb, crayon de couleur et encre sur calque et carton.