Le théâtre de Castellucci ou le « Théâtre de la Cruauté »

Castellucci par Lucile Fuchier pour lescamoteur.fr

La première fois que je suis allée voir un spectacle de Roméo Castellucci – Go Down, Moses au Théâtre de la Ville en 2014 – j’en suis sortie complètement éreintée. Ça donnait à peu près ça dans mon souvenir :

Ouverture.

Une femme se triturant le sexe dans les toilettes d’une boîte de nuit jusqu’à perdre une quantité de sang incroyable.

Evanouissement.

La scène visqueuse de rouge.

Noir.

Assister à un avortement.

Sympa.

Mal de cœur.

Lumière.

Les scènes se déroulant sans souci de temps, de lieu ou d’action ; sans souci de cohérence
dramaturgique non plus : se trouver aléatoirement dans un bureau de police vitrée, une rue insalubre et un hôpital éclatant.

Noir.

Ne rien comprendre.

Lumière.

Le corps de la femme introduit dans un scanner.

Le bruit du scanner aussi violent qu’un réacteur d’avion en plein vol.

Mal aux oreilles.

Noir.

Nausée.

Lumière.

Disparaissant soudain, comme engloutie par le scanner.

Ouverture d’une brèche spatio-temporelle.

Pénombre.

La scène en caverne.

Nuit étoilée.

Des hommes de Cro-Magnon copulant comme des sauvages.

Écœurer.

Naissance d’un enfant.

Boucle bouclée.

Noir.

Écœurer c’est retirer le cœur.

Pleurer.

Lumière. Applaudir. Partir.

C’est donc ça le théâtre avant-gardiste ?

Rendez-moi mon cœur, svp.

Le théâtre post-dramatique, quésaco ?

Castellucci fait ce que Hans-Thies Lehmann nomme le théâtre « post-dramatique ». Ce
théâtre est qualifié de « post-dramatique » puisque, en effet, la représentation n’est plus fondée sur le drame – entendu au sens étymologique de drama, action – et plonge le spectateur dans une attitude contemplative. La musique, la scénographie, la vidéo et tout autre art présent sur la scène deviennent aussi importants que le texte, voire plus, et participent à cette introspection.

La bonne vieille fable avec un début et une fin est remplacée par une fresque, truffée de
symboles, ne s’adressant plus à l’intellect mais au corps, aux sens du spectateur. L’idée est
d’atteindre une forme de transe, entre la rêverie et le cauchemar, afin de se reconnecter à ses
sensations.

Si Antonin Artaud avait vu ça, il aurait été fou, comme à son habitude, mais de joie, ce qui ça,
n’était pas coutume. C’est lui le premier qui théorise ce type de théâtre, sans jamais vraiment réussir à le porter sur la scène. Heureusement qu’il écrit tout un paquet d’essais pour dire ce à quoi il aspire tant ses mises en scène sont catastrophiques. Artaud rêvait d’un théâtre de la transe, d’un théâtre qui retourne les tripes et où tous en sortiraient vomissant, à cause des tambours endiablés, des odeurs de sueur et de sexe, et des danses mystiques. Il appelait ça “Le Théâtre de la Cruauté” car, selon lui : “Tout ce qui agit est une cruauté. C’est sur cette idée d’action pensée à bout, et extrême, que le théâtre doit se renouveler.” Oui, avoir vécu la Grande Guerre, ça laisse des séquelles !

Roméo Castellucci a pour sur lu et relu Le Théâtre et son double, ouvrage regroupant tous les textes, les articles et les manifestes d’Artaud. En voilà deux citations pour tenter de vous expliciter plus en détails l’esthétique du créateur italien.

Démythifier pour donner une nouvelle lecture de nos sociétés contemporaines

Artaud : « Nous ne jouerons pas de pièce écrite, mais autour de thème, de faits ou d’œuvres connus, nous tenterons des effets de mise en scène directe. »

La première chose qui frappe dans les spectacles de Romeo Castellucci, ce sont les titres. Il aurait fait L’Orestie d’après Eschyle, Ödipus der Tyrann d’après Hoderlin ou encore tout récemment La Vita Nuova d’après Dante, et pourtant, dans aucune de ces pièces, le texte originel n’est entendu. Tout réside dans le « d’après ». Ce n’est pas « de » mais « inspiré de », indication servant parfois de piste de lecture pour mieux appréhender la tortueuse mise en scène.

Car Romeo Castellucci ne reproduit pas la fable, il livre une sensation de ce que L’Orestie ou l’histoire d’Œdipe a produit en lui lorsqu’il l’a lu. Il en donne une œuvre visuelle et mouvante,
selon son esthétique et sa sensibilité propre. Elle reste théâtrale parce que portée sur une
scène et faisant interagir des personnages, mais des personnages toujours allégoriques ou métaphoriques. En ne reproduisant pas l’histoire telle que nous la connaissons, il propose alors une nouvelle grille de lecture, et renverse les cadres des chefs d’œuvres qui semblaient être délimités pour toujours. Interroger notre histoire commune grâce à la réutilisation des mythes qui fondent nos sociétés pour tenter de créer un nouveau langage, un nouvel imaginaire commun, voilà la gageure du metteur en scène.

Aussi, pour compléter la citation artaudienne, les mises en scène de Castellucci tendent à
renouveler le théâtre en déconstruisant la fable, renouvelant à la fois notre appréhension et notre compréhension du mythe grâce à une toute nouvelle forme de théâtre contemplative,
mystique, organique.

Un exemple concret : L’Orestie, une comédie organique, création de 1995 reprise en 2016 au Théâtre de l’Odéon

Artaud : « Au point d’usure où notre sensibilité est parvenue, il est certain que nous avons
besoin avant tout d’un théâtre qui nous réveille : nerfs et cœur. »

Pour l’Orestie, que Castellucci sous-titre « Une comédie organique », il évacue toute la rhétorique grecque dont Eschyle drape l’histoire pour ne (re)garder que l’essence sensorielle de ce qui se passe effectivement dans la pièce : tout est mis en place pour renouer avec une sauvagerie fondatrice, un chaos originel dont notre culture serait issue. Couleurs sanguinolentes et chirurgicales, personnages tous aussi grotesques que répugnants, cris et danses plutôt que grands discours, le théâtre de la cruauté aurait tout aussi bien pu s’appeler “Théâtre purificateur par provocation de violentes secousses intérieures grâce à des images visuelles terrifiantes”. C’est le lapin d’Alice au Pays des Merveilles enchaîné qui se charge de nous conter l’histoire, comme si Castellucci l’avait arraché à son monde d’enfant pour en faire le sinistre coryphée souillé de terreur humaine.

Les femmes de la pièce, Cassandre, Clytemnestre, et Electre, sont toutes obèses, prenant un “poids” réel dans cette mise en scène, poids qu’elles n’avaient pas dans la société antique d’Eschyle où les femmes n’avaient pas le droit de monter sur une scène de théâtre. Femmes-monstres, femmes-enveloppantes, mères et filles démesurées, leur vengeance se matérialise dans les corps.

Cassandre, l’oracle dont la malédiction est de n’être jamais crue, essaie dans le mythe de prévenir Agamemnon : dès son retour à Mycènes, il sera assassiné par sa femme, Clytemnestre. Dans la mise en scène, Cassandre est transportée dans un immense aquarium, où sa masse gesticulante reste inaudible, étouffée par le silence de l’eau.

Clytemnestre, affalée sur un lit d’hôpital en guise de trône, ordonne à son amant Egisthe de tuer le roi de retour. Celui-ci est tout de latex vêtu, enchaîné comme un chien glapissant aux pieds de la grosse reine. On se croirait dans un porno SM extrême.

Electre enfin, qui convainc son pauvre frère Oreste de tuer leur mère pour venger leur père, est parée d’un simple tutu laissant voir son imposante poitrine : la fille est déjà mère ; le complexe d’Œdipe est renversé.

Les hommes, eux, deviennent des enfants, soumis aux femmes, désemparés, faibles.

Oreste est un Pierrot des enfers, clown triste par excellence, pantin qui n’a pas besoin de parler pour qu’on puisse rire de lui.

Agamemnon, dont le nom signifie en grec « l’immuable, l’obstiné », est joué par un acteur
trisomique, frêle, qui au lieu de discourir danse. Une fois mort il devient une carcasse de bouc,
pendu aux cintres, dont les côtes s’ouvrent et se ferment, imitant les mouvements de la
respiration, grâce à un ingénieux système placé dans son corps sanguinolant. Il devient le soleil tragique, éclairant les corps immondes au sol de la scène, et provocant pour sûr des nausées à quiconque s’y brûle les yeux.

Chapeau l’artiste. Nous voilà le cœur et les nerfs bien en lambeaux.

La tragédie bien connue de l’Orestie est prise dans son organicité, invoquant des images
cauchemardesques qui nous remémorent nos vies antiques, nos vies rêvées. C’est une
tentative de reconnexion avec son inconscient, avec ses pulsions les plus enfouies. Théâtre
cathartique ? Allez-vous y essayer pour voir. Ou sentir. Toujours est-il qu’Artaud comme
Castellucci réclament un théâtre qui nous « réveille » c’est-à-dire un théâtre qui fait vibrer nos entrailles, qui parle à nos corps plutôt qu’à nos têtes pour éveiller nos sens et nos instincts.

Regarder un spectacle de Castellucci, c’est un peu comme regarder un tableau de Bacon : c’est voir l’imperfection des corps, souvent nus, les plis, le gras, la souffrance, le sang et la mort. C’est accepter d’être dérangé, c’est de vivre une introspection parfois involontaire, parfois douloureuse, mais parfois bénéfique ou révélatrice. En bref, c’est de créer « un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur ». Appétissant n’est-ce pas ?


Un son : Disco Science de Mirwais, dans un clip de Stéphane Sednaoui (qui a fait une très belle série photographique utilisée pour notre article sur JJ Cale). Le bruit des fouets électriques vous rappellera le théâtre de la cruauté.

Un texte : Marie Lacroix

Un visuel : Lucile Fauchier

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