Depuis novembre dernier, les archives de l’Atlas des Régions Naturelles (ARN) sont disponibles sur internet. Il s’agit de milliers de photographies prises par Nelly Monnier et Eric Tabuchi sur les routes de France au cours des dix dernières années. Nous avons lancé un appel à contribution où on vous propose de choisir une photo, d’écrire, de trouver une musique et de nous envoyer le tout par mail. Voici la dix-huitième contribution que nous avons reçue, écrite par Frédéric Chateigner. Son nom vous dit quelque chose ? Il vous racontait il n’y a de ça pas si longtemps l’histoire d’un manuscrit trouvé à Bléré, toujours en lien avec une photo de l’ARN.
Si vous souhaitez proposer la vôtre, envoyez-la à contact@lescamoteur.fr (plus d’infos ici).
Article paru initialement dans Le Delphiné libéré, 29 février 2021
À Neydens, la désolation a succédé à l’euphorie. Beaucoup d’habitants plaçaient un grand espoir dans le projet de musée de la visserie qui, selon les voeux du maire Charles Droit-Cartier, devait “valoriser le passé industriel de notre territoire tout en dynamisant son activité touristique”. Le musée était censé investir les 6000 m² d’une immense discothèque désaffectée, le Macumba, située route du Bois de la Folie. L’ancien établissement nocturne, qui a animé les nuits de la jeunesse locale – et bien au-delà – jusqu’en 2015, est bien connue de tous les habitants pour sa silhouette originale, d’où émerge la reproduction du sommet de la tour Eiffel.
“Cette architecture originale a beaucoup compté dans le choix du lieu : quel plus bel emblême pour notre musée que la création de Gustave Eiffel, qui compte 2 500 000 rivets d’acier ?” demande la présidente du comité d’initiative pour le musée de la visserie de Neydens. Le musée de la visserie devait en effet présenter, dans son contexte technique, historique et artistique, tout l’art de la visserie : les vis bien sûr, mais aussi les rivets, les clous, boulons et autres écrous. Des objets familiers indispensables tant au bricoleur du dimanche qu’aux industries les plus exigeantes, et dont Neydens a été la capitale française pendant cent-cinquante ans, jusqu’aux années 1980. “Notre modeste canton a produit jusqu’à 25% de la visserie française, et ce malgré l’éloignement des mines de fer.” Le savoir-faire des entrepreneurs et des ouvriers vissiers faisaient la différence. Une expertise locale profondément ancrée dans quelques familles de notables dont la mémoire demeure vive : des rues de Neydens portent encore les noms des chevaliers d’industrie Hector Loup, Léonard Latteaux-Taipe, les cousins Plazza-Taute, ou encore d’une des rares femmes industrielles des années 1920, Mme Dalosse dite “Mme Corentine”.
Mais la concurrence chinoise, tirant les prix et la qualité vers le bas, et le manque d’investissement dans les nouveaux matériaux et technologies ont fini par avoir raison des dernières visseries de Neydens : la seule survivante, “D.A. Gonds”, spécialisée dans la fabrication de charnières, met la clé sous la porte en 1987.
Depuis lors, l’idée de rendre hommage au passé vissier de Neydens a fait son chemin chez des retraités du secteur et des passionnés d’histoire locale, souvent réunis dans l’arrière-salle de la librairie-café plaisamment nommée “le grand méchant clou”. Ils ont fini par séduire des partenaires institutionnels intéressés par la redynamisation du territoire via le tourisme patrimonial. Tout s’est accéléré en 2015 grâce à l’appui de la nouvelle secrétaire d’Etat au tourisme, Angela Stur, par ailleurs propriétaire d’une résidence secondaire à quelque vingt kilomètres de Neydens. L’apport de fonds nationaux et européens devait garantir l’ouverture d’un musée bénéficiant des meilleurs équipements, notamment interactifs, pour faire partager aux petits et aux grands l’aventure de la vis et du boulon. Une trentaine d’emplois devaient être créés. Restait à trouver le lieu : c’était chose faite avec l’achat, validé en juin dernier par le conseil municipal pour 160 000 euros, de l’ancienne discothèque le Macumba.
Parti d’un si bon pas, le projet s’est pourtant mis à traîner en longueur. Des cabinets d’architecture renommés se déclarent intéressés par le concours, mais peinent à déposer leur proposition. Un projet est finalement retenu fin 2017, et les premiers ouvriers investissent les lieux, mais les accidents du travail et l’absentéisme s’accumulent : on signale même la disparition pure et simple de deux ouvriers et d’un chef d’équipe, pourtant de paisibles pères de famille. L’atmosphère festive de l’ancienne discothèque leur aura-t-elle tourné la tête ? Ulcéré de ces contretemps inexplicables, le maire s’invite en décembre 2018 sur le chantier, exigeant de le visiter de fond en comble. Il en ressort six heures plus tard, étonnament pâle. Le lendemain, on apprend qu’il est tombé malade : un mauvais coup de froid dans les courants d’air du chantier ? Six mois plus tard, M. le maire semble à peine avoir récupéré, et élude systématiquement toute discussion sur le projet de musée. À son tour, le comité d’initiative obtient de visiter le chantier : il n’a tenu aucune réunion depuis, et la rumeur veut qu’elle se soit, de fait, dissoute.
C’est dans cette atmosphère étouffante et malsaine que le conseil municipal , en quelques minutes et à la surprise générale, vient de décider mardi dernier de liquider l’ensemble du projet, rompant les contrats engagés, au risque de payer de fortes indemnités et de devoir rembourser les subventions déjà reçues.
Pourquoi cette décision, et pourquoi tant de précipitation ? Les observateurs de la vie locale, quand ils acceptent d’en parler – et le plus souvent ils préfèrent s’eloigner hâtivement en marmonnant quelques mots incompréhensibles – murmurent entre deux coups d’oeil craintifs des explications contradictoires et peu convaincantes : découverte d’amiante sur le chantier, surcoûts liés à une structure fragilisée par le temps, doutes sur le dimensionnement du musée de la visserie et sur son attractivité touristique réelle…
Impossible, dans ces conditions, d’empêcher que ne se répandent les théories les plus étranges. Notre correspondant de Neydens a ainsi reçu un courrier d’un érudit local anonyme, affirmant que le morceau de tour Eiffel planté au coeur de l’ancienne discothèque était en réalité le sommet d’une véritable tour d’acier, vingt fois plus haute que l’oeuvre de Gustave Eiffel : cette tour géante traverserait la titanesque voûte d’une caverne sans limite, où s’étendrait tout un monde souterrain à la géométrie anormale et odieuse, peuplée de goules gémissantes retenues dans leur antre cauchemardesque par de lourdes portes faites d’une boulonnerie indestructible, chef d’oeuvre caché de l’art immémorial de la visserie de Neydens. Jadis bercé par le rythme entraînant du tube de Jean-Pierre Mader ou le “beat” des meilleurs DJ, ce peuple accoutumé à ramper dans les profondeurs ténébreuses serait désormais plongé dans le silence atroce de l’insomnie, en l’attente d’une faille lui permettant de remonter vers la lumière, une faille que les travaux du musée, pour notre malédiction, auraient ouverte. Une bien étrange théorie qu’aucun de nos interlocuteurs n’a souhaité commenter, la plupart se contentant d’éclater d’un rire macabre et démentiel.
UN SON : La mythique, en référence aux nombreux clubs de l’époque qui portaient le nom de Macumba. Un titre qui s’est tout de même vendu à environ 500 000 exemplaires en France – ce qui fait beaucoup pour une musique dont certains diraient qu’elle ne vaut pas un clou…
UN TEXTE : Frédéric Chateigner.
UN VISUEL : Le Macumba photographié par Nelly Monnier et Eric Tabuchi dans le cadre de l’Atlas des Régions Naturelles.