[Des textes pour l’ARN #11] Un étrange manuscrit découvert à Bléré

Bléré photographié par Nely Monnier et Eric TabuchiBléré photographié par Nely Monnier et Eric Tabuchi

Depuis début novembre, les archives de l’Atlas des Régions Naturelles (ARN) sont disponibles sur internet. Il s’agit de milliers de photographies prises par Nelly Monnier et Eric Tabuchi sur les routes de France au cours des dix dernières années. Nous avons lancé un appel à contribution où on vous propose de choisir une photo, d’écrire, de trouver une musique et de nous envoyer le tout par mail. Voici la onzième contribution que nous avons reçue. Si vous souhaitez proposer la vôtre, envoyez-la à contact@lescamoteur.fr (plus d’informations ici).


Les importants travaux de rénovation réalisés à la mairie de Bléré ont permis de mettre au jour dans le grenier une malle oubliée depuis plus d’un siècle. À côté d’archives d’intérêt purement local se trouvait le manuscrit d’une nouvelle intitulée « la maison de Théodore Legris ». Une note expliquait que le texte avait dû appartenir à un touriste britannique, mais manifestement parfaitement francophone, qui l’avait abandonné dans sa chambre à l’auberge du Cheval blanc de Bléré, un beau jour de l’été 1884. La nouvelle, parvenue aux oreilles de l’actuelle gérante, dont l’arrière-arrière-arrière-grand-père était déjà propriétaire du logis-hôtel, a permis de remonter, dans les registres impeccablement tenus de celui-ci, jusqu’au nom du voyageur : nul autre que le célèbre écrivain Oscar Wilde. Celui-ci avait en effet séjourné une nuit à Bléré avec sa jeune épouse Constance, lors d’une brève échappée provinciale au milieu de leur lune de miel à Paris.

Pouvait-il s’agit d’un homonyme ? Via le département d’anglais de l’université de Tours, les meilleurs experts de l’oeuvre d’Oscar Wilde ont été alertés de la découverte. Incrédules d’abord, ils ont fini par être convaincus par l’étude du style de l’auteur (qui a aussi écrit en français sa tragédie Salomé), de son écriture, du papier et de diverses informations historiques. Le précieux manuscrit devrait donc entrer, avec l’accord de la mairie de Bléré, dans les collections de la bibliothèque municipale de Tours, et fera prochainement l’objet d’une édition savante et d’un colloque international. Les chercheurs auront la lourde tâche de donner un sens à cette œuvre étrange, qu’Oscar Wilde ne tenait pas en grande estime, puisqu’il n’a pas cherché à la récupérer et n’y a jamais fait allusion par la suite dans ses conversations ou ses écrits.

Le résumé a en effet de quoi laisser perplexe. Il est question d’un entrepreneur en maçonnerie, Théodore Legris, qui bâtit en une seule fois trois maisons mitoyennes dans une petite rue de Bléré. Celles-ci sont à l’origine quasi-identiques, mais avec le temps on aperçoit que celle du milieu vieillit très vite et très mal : le crépi s’effrite, découvrant des pierres grossières, les fenêtres rétrécissent, d’inexplicables concrétions calcaires viennent élever des pinacles grotesques au-dessus de la façace et des gagouilles sur celle-ci, etc. Les deux maisons qui l’entourent restent aussi solides et pimpantes qu’au premier jour, d’une façon tout aussi surprenante : sans jamais être réparées ou entretenues, elles résistent aux rudes hiver comme aux crues du Cher. À la fin, Théodore s’aperçoit que la maison centrale, inhabitée mais devenue une curiosité locale, menace d’envahir ses voisines. Il décide de l’abattre. Mais à peine son projet mis à exécution, les deux maisons mitoyennes s’effondrent en même temps, causant un carnage effroyable dans les familles y demeurant. Et derrière les palissades du chantier de démolition se dresse non pas un tas de ruines, mais une maison centrale intacte, comme neuve et débarrassée de ses fioritures bizarres.

Comme le commente gravement un professeur d’Oxford : « C’est un texte authentique donc forcément intéressant pour nous autres spécialistes, mais très mineur d’un point de vue littéraire, et l’oeuvre d’Oscar Wilde n’aurait rien perdu à ce qu’il reste perdu à tout jamais. Wilde a dû griffonner ça en deux heures pendant une insomnie. On ne comprend vraiment pas où il voulait en venir. »


UN SON : Bande son du film Wilde réalisée par Debbie Wiseman

UN TEXTE : Article de Frédéric Chateigner initialement paru dans La République Nouvelle de l’Ouest Central, édition de Tours, 31 novembre 2020

UN VISUEL : Bléré, photographié par Nelly Monnier et Eric Tabuchi dans le cadre de l’Atlas des Régions Naturelles.

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