Afrobeat : genre musical né au Nigéria au cours des années 1970 sous l’impulsion du multi-instrumentiste Fela Kuti ainsi que du batteur Tony Allen. Il constitue un mélange entre des traditions depuis longtemps présentes dans l’Afrique de l’Ouest ; des modes plus ponctuelles telles que le highlife, le fuji et le juju ainsi qu’une claire influence occidentale à travers le funk et le jazz. Aujourd’hui, ce genre musical fait des émules dans le monde entier. Les Américains Whitefield Brothers ont eux sorti plusieurs albums dont le talentueux Earthology en 2009 ; enfin Damon Albarn, la figure de projets comme Blur ou Gorillaz, a lui collaboré plusieurs fois avec Tony Allen dans des titres mêlant avec habileté le génie des deux hommes. Voyons désormais où et quand est née cette doctrine au groove si particulier.
Fela Kuti, un personnage.
Le black president est né en 1938 dans une famille yoruba plutôt aisée. Jeune, son père pasteur lui apprend le piano tandis que sa mère est activiste nationaliste. À vingt ans, il part comme ses frères aînés avant lui étudier en Angleterre. Toutefois, contrairement à eux il n’étudie pas la médecine sinon la musique au Trinity College of Music. Il suit donc une formation tout à fait classique du point de vue occidental toutefois il s’y fait des amis nigériens et antillais avec qui il forme son premier groupe, les Koola Lobitos. Ils reprennent des classiques de jazz en y insérant des rythmiques propres au highlife : premier transfert culturel.
En 1963 sonne l’heure du retour au Nigeria et comme pour tout musicien les débuts sont laborieux. Kuti travaille à la radio et joue en studio aux côtés de Victor Olaiya, alors légende du highlife au Nigeria. Il continue à côté de tourner avec les Koola Lobitos qui font une tournée ghanéenne en 1967. Il paraîtrait que c’est à cette époque qu’il mentionne pour la première fois l’idée d’« Afrobeat » – il existe peu de détails physiques quant à la naissance effective de cette catégorisation.
En 1969 l’ensemble du groupe s’envole à Los Angeles pour dix mois. Ils jouent beaucoup et de cette période restent des sessions d’enregistrement qui constituent plus ou moins la genèse de l’afrobeat. À côté des séances de répétition, Kuti rencontre une militante des Black Panthers du nom de Sandra Smith. Influencé par ses idées libertaires et identitaires, Kuti change le nom du groupe et les Koola Lobitos deviennent The Afrika ’70. Or si le nom change, la musique suit le même mouvement.
Dans son évolution instrumentale, le groupe délaisse quelque peu le jazz classique pour se rapprocher de rythmiques africaines plus traditionnelles tandis qu’au niveau des paroles on note deux évolutions importantes. D’abord, les thèmes classiques du jazz sont délaissés pour des textes plus engagés notamment contre l’oligarchie et la corruption nigérianes. Ensuite, Kuti chante de moins en moins en yoruba – langue parlée par 25 millions de personnes dans le monde – pour préférer le populaire anglais pidgin accessible au plus grand nombre des Africains. De plus, il ne se ferme pas à la culture occidentale comme le prouve en 1972 sa participation au projet Stratavarious, un album de Ginger Baker – le batteur de Cream – sur lequel apparaît aussi Bobby Tench – lui issu du Jeff Beck Group.
Affrontements et succès du black president.
Kuti tente donc de réaffirmer ses origines africaines. Un simple exemple est ce nom qu’il prend lorsqu’il se convertit à l’animisme : Anikulapo Kuti, entendez ici « celui qui porte la mort dans sa gibecière et qui ne peut être tué par la main de l’homme » – rien que ça. Fort de cette appellation, il distille une musique de plus en plus engagée politiquement. En janvier 1977 se tient à Lagos le festival mondial des arts nègres. Il le boycotte et organise à la place des concerts gratuits qui attisent la curiosité des artistes et journalistes présents… qui attisent surtout la curiosité du général en chef du conseil militaire nigérian qui décide de lancer un raid aérien sur Kalakuta Republic – la propriété de Kuti. Sa mère est défenestrée. Elle meurt quelques mois plus tard de ses blessures.
Il tente d’attaquer l’État en justice mais ces derniers arguent que l’attaque est celle d’un soldat inconnu… Il réplique en 1981 avec deux titres aux accents de pamphlet : Unknown Soldier ainsi que Coffin’ For Head Of State . Il réplique surtout symboliquement l’année suivante en se mariant pour l’anniversaire de cette destruction avec vingt-sept femmes parmi ses choristes, danseuses et autres. Plein de bon sens, il optera plus tard au cours de sa vie pour un système de roulement limitant le nombre simultané de femmes à douze.
Le temps passe et Kuti est très productif – on dit que 77 albums jonchent sa carrière longue d’à peine quarante ans. Il enregistre dans beaucoup d’endroits différents, en 1981 par exemple il collabore à Paris avec Martin Meissonnier qui lui-même travaillera plus tard avec King Sunny Ade, figure de la juju music. Mais surtout, il reste engagé et quand l’occasion se présente en 1979 il fonde son parti. Ne pouvant se présenter aux élections pour des problèmes de cannabis il fait comme d’habitude, il se réfugie dans la musique et y trouve sa vengeance. En 1985 sort Army Arrangement où se faisant lanceur d’alerte il met en lumière les scandales financiers qui touchent le pays. Quatre années plus tard, il enregistre un album intitulé Beasts of No Nation où il dénonce l’Apartheid. Jusqu’à la fin dédié entièrement à la cause politique malgré les nombreux bâtons mis dans ses roues, Kuti s’éteint en 1993 et l’État proclame quatre jours de deuil national tandis qu’un million de personnes se réunissent à ses obsèques.
Le style musical en lui-même
En 1964 Kuti organise des auditions pour monter un groupe de highlife-jazz et découvre le formidable batteur Tony Allen alors âgé de vingt-quatre ans. Ce dernier parvient à associer les deux rythmiques et bluffe Kuti. Le binôme à l’origine de l’afrobeat se forme donc, croisant plusieurs traditions pour réaliser un mélange alors inédit. Si Kuti écrit les partitions de ses musiciens, Allen est le seul à qui il en laisse l’initiative. Pour dire son indépendance, Allen sort même cinq albums de son côté pendant sa collaboration avec Kuti – dont une collaboration avec The Afro Messengers.
L’afrobeat est définitivement novatrice. Kuti n’hésite pas à produire des morceaux fleuves qui occupent les vingt ou trente minutes d’une face de vinyle. La plupart du temps les nombreux instruments – une dizaine de personnes au moins – se répondent et tout comme pour le jazz installent progressivement le thème qui constitue le noyau dur du titre. De plus, l’afrobeat tel que le pratique le black president est aussi définitivement emprunt de l’idée de performance. Ainsi, Kuti se refuse à jouer en live un morceau une fois que ce dernier a été enregistré en studio – ce qui explique sans doute son succès modéré dans les pays occidentaux alors adeptes du top 50. De plus, il joue aussi une multitude d’instruments : sa préférence va au saxophone et aux claviers mais il joue aussi de la trompette, de la guitare électrique et se lance parfois dans des solos de batterie.
Jazz, donc, au sens où la structure instrumentale de l’afrobeat est carrée et peuplée d’instruments classiques : des cuivres et des cordes s’ajoutent aux percussions, congas et shekere africanisants. Toutefois une touche vient s’ajouter dans une rythmique alors inconnue. Une rythmique qui par exemple voit parfois deux bassistes investir la scène, une rythmique qui définitivement coupe avec la tradition occidentale alors même qu’elle utilise ses instruments. Une démarche qui ferait presque penser à la naissance de la scène pop en Turquie.
Afrobeat & Fela, signature et crédits :
Le son & le texte : Nils Savoye
Le visuel : Luce Terrasson
Pour aller plus loin, toujours plus loin : Nous n’avons hélas pas le temps de parler de tout. Fela Kuti est une de nos portes sur l’Afrique. La salle qui vous fait face mériterait des écrits sur l’Ethiopien Mulatu Astatke et son jazz incroyable, le Nigérian Livinus Ekemezie qui a sorti de nulle part un album funk à souhait en 1983. Mais non, pour l’instant on a deux articles qui pourraient vous intéresser : un sur le photographe Malick Sidibé, un sur le mythique orchestre Poly-Rythmo du Cotonou.