#3 – Escadavre Exquis: Les cinq épisodes de L’EscameuhMEUH

#3 Escadavre Exquis: Les cinq épisodes de L'EscameuhMEUH

La campagne je la connaissais par les balades enfantines que j’y avais faites. On faisait le tour du bois de grand-mère, on longeait une palombière… Souvent c’était digestif et, normand de mon état, pour profiter d’un bref lapse de beau temps. On m’y disait les arbres que je voyais et les oiseaux que j’entendais. Quand c’était la saison, on faisait un bouquet de jacinthes ou de jonquilles et il était jamais aussi beau que celui de maman.

Cet espace familial au demeurant est devenu petit à petit celui des amis. Je suis au même endroit que je redécouvre via les mêmes rituels mais en ajoutant celui de la fête. Les bruits qu’on entend on est plusieurs à les reconnaître et on dit en chœur FAISAN quand on en entend un. On ne va plus toujours dans le bois de grand-mère, on innove.

Mais je découvre quand même. Essentiellement la nuit. Déjà, quand un coup dans l’aile, je sors me soulager dehors. Il fait jour. Pas de lampadaire si ce n’est une boule disco et le feu qui crépite. C’est la Lune qui m’éclaire, et elle est si forte que je distingue l’ombre de mon jet se dessiner au sol. Le temps indescriptible de la fête entre en une autre dimension et ce simili miracle me fait penser à celles et ceux qui sont dans le ciel. Ma grand-mère aurait bof goûté le mix de la Compagnie Créole par Larry Levan mais la joie qu’il me procure me fait dire qu’elle a vécu de tels moments d’extase et que, si leur source est différente, la joie ressentie est la même et nous rapproche.

Il y a ça et cet autre moment où une nuit, quittant la maison pour la plaine, on se retrouve avec le brouillard jusqu’aux genoux, estomaqués d’un truc tout à fait normal pour qui a vécu ici toute sa vie.

On s’éloigne de la maison, on prend le chemin des pas japonais, l’allure importe peu. Par la fenêtre les flammes baissent doucement, la nuit reprend.

Elle est claire, la lune éclaire par intermittence la plaine, lumière froide et pâle des stroboscopes placés pour la soirée à venir.

La pluie s’est mise à tomber. La pluie s’est arrêtée de tomber à trois centimètres du sol.

C’est peut-être lié, si la pluie s’arrête à trois centimètres du sol, avec la chaleur du soleil, et l’humidité du soir, peut-être que le brouillard reste jusqu’aux genoux. Comme des bottes de pluie, non plutôt comme du coton, comme si on marchait dans un champ de coton. Non, le coton c’est plus haut, plutôt aux épaules ? Ça pousse comment en fait le coton ? Tom à la ferme, oncle Tom en salopette, avec son foulard et ses lunettes. Non, qui chante du blues et fume des cigarettes, avec du tabac en feuille, pas des cigares, des cigarettes, mais avec des feuilles de tabac. Ça se fume ? Les cigares, c’est des feuilles de tabac complètes enroulées non ? C’est ce que disait Marion des vieilles femmes à Cuba qui roulaient les feuilles, un peu comme des rouleaux de printemps, avec délicatesse et force, il faut rouler sans froisser, sans casser. Elles sont sèches les feuilles roulées ? Mais alors elles cassent ? Comme des feuilles de laurier ? Il faut le tailler d’ailleurs. Et on pourra faire sécher les feuilles, les mettre en poudre, dans des petits pots, ça sera bien pour les sauces. Il reste de la tomate ? On vérifiera sinon il faut en racheter demain au marché.

La lune éclairait par intermittence la plaine. Les feuilles se levaient et se sublimaient dans le cisaillement du vent. La plaine se gondolait à la lumière, pente d’ombre et relief de lumière. Les nuages arrivaient, ils encerclaient la plaine, encerclée d’arbres. Au-dessus de la maison, le ciel était dévoilé. La virga, c’est ça, la pluie qui tombe sans toucher le sol, la pluie qui ensemence les nuages.

Et puis là, Clap, clip, clap puis clip, clap, clip, clap

Ça y est j’entends les gouttes qui touchent le sol. A en juger par le filet de lumière qui transperce mes rideaux, je me dis qu’il n’est pas loin de l’heure de me lever. Mais je n’entends pas encore de bruit à l’étage du dessous. La maison est paisible.

Je décide donc de me lever pour profiter du calme avant que tout le monde s’agite à ses tâches journalières. J’enfile mon chandail et saute dans mes sabots. Le contact de mes pieds chauds avec le froid du bois me fait frissonner. Descendant les escaliers, je tente de faire le moins de bruit possible. Arrivant dans la cuisine, je me rends compte qu’il reste quelques braises dans la cheminée. J’imagine que c’est Maman qui a dû en remettre pendant la nuit. Elle a l’habitude, à la fois fâcheuse et tendre, de se réveiller au milieu de la nuit pour être certaine que nous allons tou.te.s bien. J’attise donc les braises, remets un peu de petit bois, souffle avec le bouffadou et hop les flammes jaillissent. A ce moment-là, j’entends la porte de la cuisine qui s’ouvre, c’est mon frère Bruce. C’est lui qui se lève toujours le premier d’habitude car il s’occupe de nourrir les animaux. 

Les animaux, parlons-en. Il y a Biquette et Biquotte les deux chèvres, nos six vaches laitières Marguerite 1, Marguerite 2, Marguerite 3, Marguerite 4 et Marguerite 5. Oui, nous avons fait dans l’originalité. 

Ensuite, dans la basse-cour, il y a les poules, les dindons, les oies. Il y a aussi les canards qui barbotent dans la mare. Vous connaissez la suite. 

Moi, mon domaine, ce sont les chevaux. Nous avons deux doubles pone.y.tte, Amar et Orient. Quand je n’ai pas cours, je m’occupe de faire leur boxe et de les nourrir. Le matin c’est une botte de foin et une cuillère de granulé chacun.e. 

J’aime prendre le petit déjeuner avec Bruce. De trois ans mon aîné, nous avons toujours été assez proches. Petit.e.s nous jouions ensemble pendant des heures dans le jardin à l’ombre du grand saule et, maintenant que nous avons grandi, il est mon confident. Ses conseils sont toujours avisés et éclairés. Il ne voit pas le monde tout noir ou tout blanc et c’est cette vision tout en nuance qui m’inspire. Mais ce ne sont pas des nuances de gris mais un arc-en-ciel où chaque émotion, chaque rencontre correspond à une couleur. Je chérie ces moments privilégiés que nous partageons parfois au petit matin avant que la ferveur de la journée nous aspire chacun.e à nos tâches et à nos préoccupations quotidiennes. 

Ça y est, j’entends du bruit à l’étage, signe du réveil de nos parents et de la fin de ce moment suspendu.

Au son plus que reconnaissable du grommellement post ronflement de mon père et du réveil strident et répétitif de la chambre conjugale, moi-même et mes frères nous faufilons tels des chats, paniqués et légers vers nos lits respectifs, couvrants nos corps fébriles de draps lourds et frais, et tentant de régler nos respirations sur le rythme imperceptible des rayons puissants et silencieux du soleil perçant les épais rideaux de la chambre.

Le calme retrouvé, la porte s’ouvre délicatement sur ce même rythme semi ensommeillé, et une voix lourde des rêves passés s’élève dans la quiétude pour retomber comme une pierre : « il est l’heure de se lever les enfants ». 

Le défilé militaire commence.

Millimétré à défaut d’être tout à fait efficace, c’est une chorégraphie toute industrielle qui s’invite dans le décor de notre maison familiale, et malgré mes 8 ans je comprends déjà la violence qui nous est faite dans nos chairs de jeunes animaux. Les parents ont à peine retrouvé l’usage de la parole que le lait et le café coulent à flot, la télé braille et nous crache des images terribles, les bras se lèvent pour recevoir de multiples couches de tissus et les dents étincellent sous la mousse du dentifrice. Enfin assurés que tout les membres de cette famille ressemblent enfin à des êtres humains décents, droits sur leurs jambes, nourris et sentant la vanille chimique, maman jette un dernier coup d’œil sur l’horloge avant de délivrer ses ultimes recommandations, toujours les mêmes : « je reviens à midi, surveille bien tes frères et s’il y a le moindre problème appelle moi au bureau, le numéro est noté sur le post it, soyez sages, je vous aime ».

Alignés derrière la fenêtre du salon, nous guettons tout les trois agenouillés sur le canapé, propres et civilisés pour adresser un dernier salut à la voiture familiale qui s’éloigne dans la rue. Nos parents pourraient trouvés cela émouvant : peut être se doutent-ils que nous attendons juste qu’ils disparaissent de notre champ de vision pour reprendre nos activités de bêtes féroces. L’expérience m’a appris qu’il fallait attendre 10 minutes après leur départ, au cas où un dossier ou un trousseau de clef ait été égaré, avant d’ôter les pulls et de déboutonner les cols pour se vautrer dans la terre. 

A mon signal, les enfants de cette maison dévoilent leur véritable nature, sorcière et loup, petits dieux et félins sauvages. Nos activités de prédilection peuvent reprendre dans la brume du jardin matinal, récolte de fleurs superbes et de boue malodorante à intégrer dans la potion magique, enterrements d’escargots, courses poursuites tapies dans les herbes hautes et vol d’épis dans le champ de maïs voisin pour nourrir les oiseaux de notre territoire. Toujours se méfier du voisin ; courir dans un champ de maïs aux feuilles aiguisées comme des rasoirs est fortement déconseillé. Imiter le coq, essayer de se laisser apprivoiser par lui. Gratter le sol de nos ongles courts, gouter un ver de terre, pour voir.

Essoufflés et transpirants, étonnés de tout ce dont nous sommes capables, s’allonger dans l’herbe et regarder le vol des oiseaux, la terre nous soutenant comme aucune autre mère n’en serait capable.

Mais le soleil montant progressivement dans le ciel, la crainte s’allume dans le tableau de contrôle de mon cerveau déjà bien formaté. Bientôt 11h30, maman va rentrer à la maison, la table n’est pas mise et nous ne sommes définitivement pas présentables, débraillés et brindilles dans les boucles blondes.

Tous les dimanches d’été, pendant que maman achète au marché de la viande à griller pour le barbecue, nous sommes chargés, avec P’tit Gaston, d’aller chercher des branches dans le bois d’à côté, et des fleurs pour garnir la tablée. Mamie Louisette et Pépé arrivent à midi tapantes, les bras plein de confitures et de guimauves à l’eau de rose. C’est comme ça. C’est le deal. Mais il est 11h30 et nous n’avons ni petit bois, ni fleurs et, cerise sur le gâteau, P’tit Gaston est dans son plus piteux état. Je lui crie de se débarbouiller la frimousse avec le tuyau d’arrosage du jardin et d’enfiler une chemise propre pendant que je m’affaire en tous sens : vite !, sortir la nappe et les serviettes de l’armoire à linges, hop !,  attraper assiettes, couverts, et verres en cristal dans le vaisselier. Je m’applique bien à ne rien faire tomber, parce que, comme dirait mamie Louisette, “Dieu que tu es maladroite !” Et alors que je garde les yeux rivés sur la carafe remplie d’eau que maman aime tant, Gaston déboule à toute vitesse, me projetant en mille morceaux sur le carrelage. Constat délicat de la situation : la carafe mise à mort, P’tit Gaston avec de la boue séchée au bout des doigts, chemise à l’envers, c’est la vraie cata. Je sens déjà le lourd poids de la culpabilité me tasser les épaules et les larmes me monter aux joues. Il allait falloir s’expliquer, puis bien encore, pour que maman ne soit pas trop fâchée.

Me vient alors l’éclair de génie : tout ça c’est la faute de gros Rouf. Car, oui ! si nous nous étions risqués jusqu’à la ferme du vieux Serge, celle tout au bout du chemin de terre, c’est que notre chien était devenu bien fou tout à coup ! En effet,  alors que nous étions dans le bois, à lutter contre les vilaines ronces pour choper du petit bois, gros Rouf s’enticha d’un pauvre écureuil, et le chassa jusqu’au bout du monde ! Jamais, oh grand jamais, je n’aurais osé défier les interdictions de maman de ne pas dépasser la grange de Mimi, si ce chien si capricieux, n’avait pas des envies avides d’aventures. Pas d’autres choix donc que de nous lancer à sa poursuite en délaissant nos fagots fraîchement collectés ! Je fus bien peinée quand il fallut faire passer à bout de bras le P’tit Gaston de l’autre côté de la barrière blanche, lui qu’avait si peur qu’il faillit en pleurer, mais pas question de laisser gros Rouf gambader n’importe où. Aussi, nous voilà bien promptement dans le verger des Rossier, où les cerisiers sont tellement rouges que ça aurait été pêché que de ne pas en donner au P’tit Gaston pour le consoler. Maman comprendra ça, pour sûr. Pour la boue c’est une autre affaire : le méchant chien des Rossier s’est soudain senti justicier, à nous aboyer dessus comme pas permis, ce qui nous a vite fait détaler. Notre seule issue : le Grand Lac, qu’est tellement riquiqui tant il a tari ! Mais P’tit Gaston a quand même réussi à se vautrer dans la flaque, et voilà la boue tout partout éclaboussée. J’aide P’tit Gaston à se dépêtrer, et je me dis qu’un peu d’eau pour Rouf et qu’un petit jus pour nous ne serait pas de refus après tout ce grabuge, et c’est là, et seulement la, que j’aperçois la ferme du vieux Serge. Coup de bol que celui-là soit spécialisé dans les jus de pommes, ça aussi maman en conviendra sûrement. Et, ensuite, hm, je sais !, mais avant que je n’ai pu tout formuler, la porte s’ouvre, maman est là, accompagnée de Pépé et mamie Louisette, la raclée tout de suite donc et à trois têtes ?! Je bégaie quelques phrases devant l’hydre, ne me souvenant déjà plus du récit que je venais de savamment fomenté… P’tit Gaston se rue alors sur maman et s’esclaffe “Onaféltourdumondeman ! Cétékedébétiz ! Crobien !” Je rougis, piteuse en voyant les yeux courroucés de maman. Mais Pépé me sauve, éclatant de son rire monstrueux : “Ce n’est pas bien grave Sophie. Moi aussi, la campagne je la connaissais par les ballades enfantines que j’y avais faites!”

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