Sur notre site, vous pouvez lire les textes reçus dans le cadre de notre appel à textes Une histoire à La Clef. Vous pouvez aussi, si vous le souhaitez, contribuer en nous envoyant par mail un récit de votre cru dont l’action se déroule au cinéma La Clef. Vous avez pour ce faire jusqu’au 20 octobre, plus d’informations en cliquant ici. On commence avec Elie qui pour ce premier texte nous raconte un matin de mars où il avait prévu de voir Cléo de 5 à 7.
Agnès Varda est peut-être la seule bonne raison de se lever à cinq heures du matin. J’avais vu trop peu de films d’elle, elle nous avait quitté peu de temps avant et surtout, voir Cléo de 5 à 7 sur le grand écran de La Clef, quel plaisir. Un ciné associatif unique, un lieu à part, quasi-mystique, de culture et de partage, qu’on voulait remplacer par une banque. Mettez ça dans un film et tout le monde crie à la parodie, aux gros sabots. Et pourtant.
Je me traînais donc seul vers la rue Daubenton, le cœur partagé. Les séances du matin n’étaient pas faites pour plaire aux couche-très-tard ou aux cinéphiles de l’aube. Elles étaient là pour prévenir d’un raid policier qu’on disait imminent. Ça donne une ambiance toute particulière à l’avant-séance. Voir et faire partie de cette quinzaine de personnes qui se retrouvent dans la nuit et le froid d’un matin de mars, « juste pour voir Cléo ». Ce silence joyeux d’enthousiastes pas frais qui ne se connaissent pas mais qu’une cause et un film réunissent. On nous offre les croissants, le café. Quelqu’un dit que c’est pour aujourd’hui. Tiens, il y a Laure Calamy. Les portes ne vont pas tarder à ouvrir. Ça s’agite là-bas. J’ai tellement hâte de me poser dans mon siège. Un van. Deux. Trois. Encerclés. Une régiment de cinquante flics en armures. Et nous, avec nos croissants et notre rêve brisé.
On nous dit de partir. On ne part pas. L’équipe de La Clef Revival tente d’engager le dialogue. Autant parler à des bittes d’amarrage. J’en vois parler entre eux. Certains nous fixent le visage froid comme si on les avait personnellement tirés du lit en fanfare. D’autres rient. Ça va être du gâteau de nous virer, frêles comme on est. D’autres sont juste fatigués, bien plus que nous. J’aurais tellement voulu qu’on regarde le film ensemble. Promis, on dira rien à personne. Juste regardez le film avec nous, qu’on ait au moins de quoi discuter pendant que vous nous chargez. On n’allait pas forcer de toute façon, on le savait que c’en était fini de l’occupation et que le combat continuerait autrement.
Il est cinq heures et demi Rue Monge et j’ai une main de CRS sur la gorge. Tout ça parce que je voulais voir un film, un beau film, sur la jeunesse, sur la mort, sur Paris. Personne n’est parti. Au contraire, on nous a rejoint. Le soleil s’est à peine levé et la rue s’est déjà remplie. De gens, de chants, de pancartes de soutien. Tout ce barda pour Varda. Pour une toile tendue entre quatre murs et des lumières dansant dessus. Pour le souvenir d’un moment de bonheur, dans l’espoir de le retrouver ou qu’un.e autre en profite à son tour. Pour qu’on ait une bonne raison de se lever le matin. C’est fou d’avoir à se battre pour quelque chose de si simple, de si évident. Mais il faut, alors on fait, jusqu’au retour du bonheur.
UN SON : Gypsy Manou de Rubba sorti en 1980 sur l’album In Motion. Pour découvrir l’histoire de cet album et de sa récente réédition en 2019 sur le label Farfalla Records, cliquez ici.
UN TEXTE : Merci à Elie Katz d’entamer les festivités avec ce premier souvenir.
UN VISUEL : Photographie prise par Marion Bonneau le 1er mars 2022, jour des faits.