Quand la littérature fait que la réalité te claque en pleine gueule

Queneau L'Escamoteur Mélisande Girard

8h16 : train supprimé. « Putain connards » ! Voilà ce que je balance dans un souffle en arrivant à la gare ce matin. Mon RER est encore supprimé et je sais que le prochain à 8h25 va mettre plus d’une demi-heure jusqu’à la gare de Lyon. A force, je connais les endroits où il ralentit ou bien s’arrête net : juste avant Villeneuve-Saint-Georges, permettant aux voyageurs de contempler les hangars de la zone commerciale située entre un terrain vague et un cimetière. T’aimes ça avant d’aller travailler, la vue du Buffalo Grill à côté du club de fitness Planet Form, survoler les enseignes de Babou et de la Foir’Fouill, debout et compressé dans la chaleur de ton wagon. Frotte la buée formée sur les vitres jamais nettoyées pour y voir un peu mieux.

Ce matin donc je suis énervée et essoufflée. De peur de rater mon RER, j’ai dû courir jusqu’à ma gare de banlieue – une ville de l’Essonne dépourvue de centre et sans qualité. Evidemment le hall et le quai sont bondés. La foule mêle étudiants, comptables, secrétaires, employés de banque, professeurs, chercheurs, ingénieurs, directeurs financiers, agents de sécurité et musiciens. Impuissant, chacun réagit à sa façon à la contrainte de l’attente : acheter un café et un journal dans le hubiz, sortir son livre, ses mots croisés, son Sudoku, son Candy Crush, vociférer contre le panneau d’information ou l’agent SNCF C’est scandaleux ! On n’en a pas eu assez avec les grèves ?! Nan mais y a pas un jour sans une merde ! On pourra pas monter dans le train !

Je vais attendre sur le quai pour espérer avoir une chance de me glisser dans un wagon et je continue ma lecture du Chiendent de Raymond Queneau. L’histoire d’un mec, Etienne Marcel, qui a acheté une parcelle de terrain dans un lotissement en banlieue mais qui n’a jamais eu assez d’argent pour finir la construction de sa maison. L’aventure commence lorsqu’il découvre une baraque en planches avec écrit « FRITES », aperçue pendant l’un de ses trajets vers Paris, pour se rendre à son travail.

J’en suis seulement au moment où le narrateur décrit la petite vie de tous les jours de son personnage. Celui-ci est sur le quai de la gare d’Obonne le matin, composée de « tas d’êtres humains tout noirs » qui attendent, semblables à du « papier à mouches ». L’air commence à puer et les voyageurs ne cessent de déferler, journal à la main. Puis tututte ! Le train entre en gare et Queneau de dire « Les journaux se plient et leurs possesseurs se précipitent avec courage dans une effroyable mêlée ; chacun essaye de conquérir sa place habituelle. Lorsque tout le monde est casé, on clôt le récipient. Et de nouveau, le train joyeux repart vers la grande ville. ».

Un autre tututte me sort de ma lecture et me fait lever les yeux vers mon RER qui approche. Ce ne sont pas les journaux que je vois se plier mais les téléphones et les rares livres se ranger. Chacun s’extrait de la bulle de solitude qu’il s’est créée au milieu des autres pour revenir à la réalité. Un spectacle si proche du roman de Queneau se joue alors : celui d’une frénésie générale pour s’engouffrer dans la gorge du train. Chacun veut parvenir à caser son corps dans un bout d’espace, à n’importe quel prix. Ca hurle de partout, ça s’insulte, ça se bouscule, ça se frappe à coup de sac, de pieds, de journal « Putain mais laissez passer ! » « Avancez dans les couloirs ! », « Mais WOW vous me faites mal ! », « mais dégagez ! ». Dans un dernier assaut, les plus hardis se précipitent, font bélier sur les corps déjà amassés aux portes. On est écrasé contre les fenêtres lorsque le RER reprend tranquillement sa route.

Et moi je suis restée médusée en pensant qu’on est en 2018 et que Le Chiendent date de 1933. Déphasée, je viens de voir ma réalité à travers ou avec la littérature. Mon expérience et ce roman viennent de s’entrelacer l’un l’autre. C’est par la littérature que j’ai vu autrement le réel et qu’il vient de me claquer en pleine face, de m’exploser à la gueule sur ce quai de gare.

 

Signature et Queneau crédits :

Le son : En juin 1958, Serge Gainsbourg enregistre Le Poinçonneur des Lilas. Il y raconte l’histoire d’un métier disparu en définitivement en 1973 avec l’arrivée des appareils de contrôle automatique. Jusque là, c’était une personne bien réelle qui validait votre ticket, et là on parle d’une personne officiant aux Lilas, banlieue Nord-Est parisienne. 8 ans plus tard, Gainsbourg reprend le titre dans une courte parodie racontant le changement de cap du poinçonneur retraité qui devient alors fossoyeur. Des trous, toujours des trous.

Le texte : Bravo et bienvenue à Constance Barbaresco qui nous illumine de sa plume pour cette première participation. Le Chiendent, un roman de Raymond Queneau, fut publié le 11 octobre 1933 aux éditions Gallimard et reçut la même année le tout premier Prix des Deux Magots.

Le visuel : Merci à Mélisande Girard qui signe ici sa quatrième illustration pour nous.

 

Pour aller plus loin, toujours plus loin : Mélisande avait déjà illustré un autre récit, dans une autre capitale, avec un autre moyen de transport et au sujet d’une autre époque. C’était Louis, à pied, en pleine réminiscence dans les rues de la Rome antique.

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