La Bête lumineuse de Pierre Perrault : partir à la chasse, ne pas y avoir sa place

Photographie de Nils Savoye pour un article sur le film La Bête Lumineuse de Pierre Perrault

Un chalet de bois rond dans l’immensité d’une forêt de lacs et de conifères, une dizaine d’hommes, tous oranges, de quoi boire pour faire passer le temps : c’est l’attente de l’orignal comme tous les ans. On est dans la région du Maniwaki, en Haute-Gatineau, au Nord-Ouest de Montréal. Stéphane-Albert Boulais, l’ami d’enfance de Bernard L’Heureux, l’accompagne pour la première fois dans cette aventure : la chasse.

Dans La Bête lumineuse, documentaire québécois de Pierre Perrault, on voit la chasse comme un rituel précis dont on peut détailler les éléments : le départ du foyer, l’approvisionnement, le voyage, l’installation, l’attente de la bête, le retour.

Surtout, pendant une longue semaine, on voit la pénible initiation de Stéphane-Albert dans un univers strictement masculin et fortement alcoolisé. La chasse doit réunir un groupe d’hommes pour traquer l’animal. Rapidement, c’est Stéphane-Albert qui devient la proie au sein d’une bande de copains changée en meute.

Pierre Perrault et le magnétophone 

Quand il réalise ce film, Pierre Perrault a déjà un long parcours derrière lui. D’abord à la radio, puis à la télévision et au cinéma. C’est dans les années 50, lors de son expérience radiophonique pour une émission sur la chanson populaire, qu’il réalise la force de l’enregistrement sonore et  affirme un désir de transmission. Il se lance alors dans un projet de longue haleine : parcourir le Québec et lui constituer une mémoire enregistrée en explorant l’immense territoire de l’oralité. Dans une province en pleine mutation, il tente de préserver un héritage traditionnel qui commence à tomber dans l’oubli. Il offre également des références collectives dans un moment de construction identitaire.

Ce qui intéresse Pierre Perrault, c’est d’enregistrer ce qu’il appelle les « personnages de la vie », les « hommes de chaire et de sang ». Citadin et universitaire, issu d’une culture tournée vers l’écrit, Pierre Perrault découvre, à travers ses projets, d’autres visages et d’autres paroles pour incarner sa province.

Capter des instants de vie, créer des légendes

Avec Pour la suite du monde (film co-réalisé avec Michel Brault, sur une autre chasse, un autre animal : le marsouin), Pierre Perrault devient une des figures de proue du cinéma direct québécois. Ce courant cherche à capter au mieux les évènements observés, à retranscrire le réel plus justement et restituer une expérience vécue au moment du tournage. Cette tentative de restitution s’appuie sur l’arrivée d’éléments techniques : un matériel de prise de vue et de son synchrone autonome, silencieux, léger, plus mobile et maniable. Mais l’avènement du cinéma direct ne découle pas seulement d’évolutions techniques, il est également lié à l’affirmation, éminemment politique, du droit de chacun à la parole, ce qui va dans le sens du travail d’exploration de l’oralité que Pierre Perrault souhaite mener.

Le réalisateur veut distinguer son travail du cinéma de fiction. Ce qu’il met en avant c’est un cinéma du vécu : l’instant filmé présente un personnage qui fait l’expérience du dispositif cinématographique. Et c’est là où se joue le film : d’un instant de vie peut naître un moment de légende. Il veut voir et capter ces passages au cours desquels les personnes deviennent personnages, se mettent à se « fictionner », à s’inventer.

La chasse : un moment de représentation

Dans La Bête lumineuse, Pierre Perrault souhaite montrer la chasse comme une chance d’exploit dans des vies routinières, observer « l’homme de Montréal en liberté, sorti de sa prison quotidienne ». Ces quelques jours dans les bois, c’est une autre réalité. C’est la possibilité pour Stéphane-Albert de faire comme son ami Bernard, de rejoindre une tradition, celle du groupe de chasseurs, et de vivre cette tradition comme un moment d’inédit. Stéphane-Albert a la volonté d’être intégré à cette chasse qui devient événement, il en fait l’occasion d’être remarquable, tant pour se créer une place parmi les autres hommes que pour impressionner la caméra.

Ce séjour filmé exacerbe la notion de représentation. La chasse, et le film, deviennent l’occasion d’exposer son rapport à la nature, les connaissances acquises par l’expérience et la maîtrise des gestes. On assiste à la volonté des hommes de montrer leur appartenance à ce rituel annuel qui crée des habitudes.

A cette volonté de déployer un savoir s’ajoute une sociabilité uniquement masculine. Le film présente la tournure violente que peut prendre la démonstration d’une virilité construite sur une certaine idée de la force, du courage, de la supériorité. L’alcool aidant, les hommes deviennent de plus en plus durs. Stéphane-Albert, différent des autres personnages, est une cible facile.

Décalage de langage et limites des échanges

Durant tout le film, Stéphane-Albert se démarque des autres par sa volonté de sublimer une expérience qu’il n’arrive pas à vivre complètement, concrètement. Son mode d’expression et sa méconnaissance des gestes l’éloigne de Bernard et l’excluent constamment du groupe. À travers le personnage de Stéphane-Albert, Pierre Perrault souhaite pointer les difficultés d’une rencontre entre ce qu’il appelle une « culture savante » et une « culture populaire ». L’expérience de Stéphane-Albert au sein du groupe de chasseurs habitués devient un moment où se mêlent et s’opposent deux types de langage. Ce que Pierre Perrault dit vouloir mettre en lumière,  c’est une sorte « d’existence double » qui représenterait le « tiraillement de l’homme québécois ».

Ce tiraillement qu’évoque le cinéaste vient peut-être questionner son propre travail. Avec l’expérience de Stéphane-Albert, il met en avant les limites de l’échange, la faille entre deux univers. Venant comme Stéphane-Albert d’une culture littéraire et cherchant à transmettre des traditions populaires, Pierre Perrault rencontre-t-il le même décalage dans son travail ? On peut se demander si le cinéaste parvient à entrer en contact direct avec ses sujets. Finalement, comme le personnage qu’il filme, le cinéaste ne peut peut-être jamais faire pleinement partie de l’expérience vécue, et son cinéma reste celui de l’observateur, du spectateur.

Le cinéaste, un chasseur qui suit des pistes

L’observateur a pourtant un effet, un rôle dans l’histoire. Comme Stéphane-Albert qui exacerbe certains aspects du groupe d’hommes, la présence de Pierre Perrault influence inévitablement le cours des événements et l’attitude des personnes filmées.

Mais si Stéphane-Albert est à la merci des chasseurs, il se sent également traqué par l’équipe cinématographique de Pierre Perrault. Quelques années plus tard, dans Le Cinéma vécu de l’intérieur : Mon expérience avec Pierre Perrault (1988), Stéphane-Albert revient sur des moments douloureux. Il exprime la difficulté d’être toujours devant la caméra, son malaise constant et sa peur de ne pas être à la hauteur face au cinéaste reconnu qu’est Pierre Perrault. D’ailleurs, il fait lui-même un parallèle entre la chasse et son cinéma : « Je ne suis pas un cinéaste de fiction. Je ne suis pas un fabriquant de film, je cueille des films, exactement comme un chasseur. »  Ce qu’il souhaite faire, c’est un cinéma « aux aguets, qui doit prendre une piste. » Il explique : « J’ai toujours l’impression que quand je fais un film, je suis à la chasse. Il y a des pistes, je me laisse inspiré par des pistes. Au bout, il a des bêtes, ou il n’y en n’a pas. »

Avec La Bête lumineuse, la piste que Pierre Perrault suit est celle de l’opposition entre les mondes des deux amis, Stéphane-Albert et Bernard. Durant cette longue semaine surgissent des images qui permettent de questionner les rapports de l’homme à l’animal, de l’homme à la tradition, et des hommes entre eux. Mais le film interroge également les rapports complexes filmeur-filmé et nous laisse apercevoir, à travers l’expérience de Stéphane-Albert, les enjeux que soulève la démarche cinématographique de Pierre Perrault.


Un son : Doux Sauvage, sorti en 1967 sur l’album Robert Charlebois, de Robert Charlebois. Vous trouverez les paroles ici. Robert Charlebois fait partie des chanteurs québécois les plus connus. Tout comme Félix Leclerc et Gilles Vigneault avec lesquels il a d’ailleurs réalisé en 1974 le spectacle J’ai vu le loup, le renard, le lion, pour la Superfrancofête à Québec.

Un texte : Marion Bonneau. Pour voir La Bête Lumineuse, on vous donne rendez-vous sur le site de l’ONF (non pas l’office national des forêts mais plutôt l’office national du film du Canada).

Un visuel : Photographie argentique de Nils Savoye

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