[PARIS XIX] Le 104 : D’un lieu de deuil à un lieu de vie

104 par Luce Terrasson pour une histoire de Pierre-Yves Liberatore chez L'Escamoteur

Je sors du métro, Stalingrad. Excusez-moi, vous savez où se trouve le 104 ? Oui, euh, le 104, de la rue ? Non, le lieu d’expo. Ah, euh, je sais pas. Merci, je continue, j’ai raté le panneau de la mairie de Paris mais je prends le bon chemin. Vous savez où se trouve le 104 ? Je sais pas, pardon. J’avance toujours, là ça y est, le vieux monsieur et son chapeau m’ont indiqué le bon chemin : « C’est tout au fond de la Villette, entre la rue d’Aubervilliers et la rue Curial, dans un ancien quartier enfumé par les locomotives de la ligne de l’Est que se trouve l’établissement central des Pompes funèbres de Paris », l’actuel 104.

Que faire des corps morts ?

C’est en périphérie de la ville, pas loin de la gare de l’Est, à la place de l’abattoir Villette-Popincourt que l’établissement est installé en 1870 par l’archevêché. Le quartier vient tout juste d’être rattaché à Paris, en 1860. Avant ça, les murs de la ville s’arrêtaient sur les grands boulevards. Pour entrer dans Paris, la porte la plus proche, on la connait bien. C’est là où vous allez danser ou chercher du crack, en fonction de l’h[um]eur[e] : la rotonde de la Villette. Comme les autres quartiers en périphérie de la ville, Montparnasse, Montmartre, Père Lachaise, celui-là se spécialise aussi dans l’accueil de corps morts.

De l’art pour les morts

Le bâtiment est conçu par Delebarre de Bay sous la houlette de Baltard, directeur des travaux d’architecture de la Ville de Paris. Celui à qui on doit le décor de la Nouvelle Star, du Téléthon ou encore du salon du chat. Les travaux sont terminés en 1874, style industriel et superficie équivalente à la place de la République, les skaters en moins. Le service des pompes funèbres, devenu municipal en 1905 après la séparation de l’Église et de l’État, cesse son activité en 1997, l’année où le bâtiment est classé monument historique.

Le classement intervient pour préserver le monument, conserver la mémoire, mais aussi en vue de la réhabilitation du quartier. Amener la culture dans un quartier prioritaire pour la mairie de Paris.

Commençons la balade : le bâtiment est remarquable, pierre, acier, verre et brique. Il ne faut pas oublier la brique, la rose, ça c’est beau, moi ça me rappelle mon paîs, ô Toulouse. Le rapport de l’Atelier Parisien d’Urbanisme (Apur) détaille les éléments architecturaux importants. Voici ce qu’il raconte : la façade principale donnant sur la rue d’Aubervilliers (côté chemin de fer) est d’aspect monumental, quoique un peu sobre d’ornements, en pierre de taille et moellons taillés. Le porche, monumental, met particulièrement en valeur le vigile qui attend pour fouiller les sacs.

Ce qui est surtout impressionnant, c’est la perspective jusqu’à la sortie rue Curial, les deux halles ouvertes. La charpente en acier, plus résistante que le bois, permet de placer de grandes ouvertures sans que la solidité du bâtiment soit affectée. Ce qu’on retient surtout c’est qu’on a un peu de lumière même quand il pleut, soit souvent. Et ça, tout comme le béton lissé d’ailleurs, c’est pratique pour le break-dance, mais aussi pour le roller, le jonglage, le yoga. Bref, pour ceux qui bougent leur corps.

La vie dans “l’usine à deuil”

Sous les deux halles, il y a des sous-sols, lieux de vernissage, de soirée, d’exposition. Euh… exposition des corps ? Euh, oui, mais un peu de tout, ah, mais (incompréhension entre l’homme du XIXè et celui du XXIè)… Celui côté rue Aubervilliers servait à stocker des cercueils quand celui rue Curial servait d’écurie. Oui, c’était le service des pompes funèbres, pas un atelier de chaussures noires. Il y avait des chevaux, des maréchaux-ferrants, des charpentiers qui construisaient les cercueils, des bureaux, un service d’accueil pour les familles endeuillées. Elles ont pu venir voir les dépouilles de leurs proches, vraisemblablement dans des circonstances exceptionnelles, des circonstances de guerre mondiale, de guerre d’Indochine et d’Algérie.

Mais c’était aussi un lieu de vie, une petite ville de 1000 employés, de 100 chevaux noirs et 6 blancs, remplacés après la Seconde Guerre mondiale par des corbillards motorisés. Dehors les maréchaux-ferrants, les palefreniers, les chevaux, place désormais aux mécaniciens et autres carrossiers pour entretenir le parc automobile. La population de l’« usine à deuil » selon les twittos de l’époque, évolue avec son temps.  Malgré le contexte de mort, c’était un lieu convivial, un espace de rencontre, de communication – pas pour tout le monde évidemment.

104 CENTQUATRE : La vie après la mort

Oui, le bâtiment a bien eu plusieurs vies. Il a même été squatté deux trois ans aussi, par le théâtre de l’Odéon puis par les sapeurs-pompiers pendant les travaux, avant la réouverture au public. L’implantation du théâtre devait favoriser la reconversion de l’espace. Pour les pompiers, c’est peut-être moins évident mais imaginez les pompiers à l’entraînement, les beaux camions sous la verrière, la sirène à fond qui résonne. Une fois rouvert, le lieu a longtemps été critiqué : lieu de culture bobo, qui amène des Parisiens venant de l’autre côté des boulevards pour l’après-midi seulement. Est-ce qu’il y a une mixité avec les habitants du quartier ? Est-ce que les habitants profitent des activités et des services ? Oui, mais pas tous. Tous les habitants de Belleville n’utilisent pas tous les services proposés, on ne profite pas tous de la même manière du bois de Boulogne. Et puis de l’autre côté de la rue, dans les sous-sols, c’est une autre ville, mais la même.

Si jamais tu sais pas quoi faire va voir là-bas, au moins boire un café, manger une pizza, acheter un livre, ou rien faire et regarder les gens faire des trucs cool !

Signature et crédits :

Le son : Merci à Fidès Funéraire pour cette magnifique playlist “Musique obsèques – Entrée et milieu de cérémonie”. Si vous cherchez quelques conseils pour mettre en musique des obsèques, n’hésitez pas à vous rendre sur leur site Internet bourré d’astuces !

Le texte : Pierre-Yves Liberatore

Le visuel : Luce Terrasson

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