“Mars”, ou comment faire son cinéma – inspiré de Bertrand Mandico

Mars, un récit de Fanny M. inspiré de Ultra Pulpe de Bertrand Mandico [Crédit photo_NIEMAND Bertrand Mandico]

Ses chaussures compensées à paillettes s’enfoncent dans une boue visqueuse et noirâtre, ses jambes s’emmêlent et ses genoux s’entrechoquent, elle a trop bu… Elle pleure, elle veut rentrer chez elle, mais on lui répond que non, non, ce n’est pas possible et elle l’ignore sans doute mais c’est un sacré cadeau que de vivre ici, loin de tout, loin des gens, les gens qui pourraient la faire souffrir. Elle sera seule, elle ne manquera de rien, elle aura la paix.

Elle ne veut pas la paix. Elle pleure.

Moi je ne sais plus, je veux la paix ou mes amis ? Je ne désire plus ni l’un ni l’autre, je crois.

En même temps, je l’ai, la paix. Une sorte d’anesthésie des sentiments. Confortablement installée dans le fauteuil du cinéma, enveloppée dans une chaleureuse pénombre, mes prunelles écarquillées fusionnent avec l’écran. Mes yeux humides cherchent la lumière pour l’imprimer dans ma rétine et ma mémoire, les informations kaléidoscopiques et émotionnelles de chaque image, la grâce incroyable de sa voix chevrotante, ses exquises chevilles multicolores luttant dans la fange plastique.

Je bouffe l’écran des yeux, et l’écran me bouffe la tête. Mes yeux absorbent : et mon buste est tendu comme un arc, ma cage thoracique froide et rigide. Pas vide : remplie de glace cotonneuse, de la neige carbonique, un froid qui brûle. Une impression confuse de solitude orgueilleuse, la solitude – à moitié choisie – des gens trop fatigués pour supporter quelqu’un d’autre que soi-même.

Je ne veux pas la paix. Je l’ai. Je n’ai plus envie de pleurer.

Je n’ai plus envie de pleurer et je n’ai plus envie de mouiller, plus faim ni soif, peut être juste envie de dormir, d’un sommeil immense et sans rêve, un sommeil de mort. Le sommeil qui m’aiderait peut être enfin à regonfler mes pulpes de sucre, rosir et réchauffer mon bois mort, l’écorce qui me protège.

Elle pleure. Elle veut ses amis. Elle a peur. Elle veut quitter Mars.

Moi je construis ma planète, je m’y sens bien. J’entreprends d’en chasser les êtres humains pour enfin apprendre à m’aimer, m’aimer plus que le reste, plus que les autres. Je deviens une pétasse nationaliste. Je protège mes frontières.

Je décroise mes jambes avec lenteur et sans souplesse, les néons crépitent en se rallumant et je descends les escaliers, toujours aussi raide. Dans ma froideur de planète naissante, j’arpente le cosmos dans le claquement glacial de mes talons sur les marches, la nuque droite, le teint pâle et les lèvres peintes d’un rouge artificiel, empoisonné. Je quitte le cinéma.

Je balance ma carcasse rigide sur le parking désert, bitume luisant de l’orange électrique des réverbères. Le vent froid me porte, le vent froid me parle, moi petite planète sans orbite, peut être juste vulgaire astéroïde poussiéreux.

Mais non enfin. Je suis bien trop belle, je porte bien trop de mythologie en moi pour ne pas briller.

Talons qui claquent dans l’obscurité. Jambes propulseurs, fuseaux musculeux pour arpenter l’univers, vaste et riche de milliers d’images, d’odeurs, de températures. Talons qui s’emmêlent dans la boue, glissent, odeur de vase entre les doigts de pieds, de la merde qui macule les diamants synthétiques, éclats de pacotilles, princesse de supermarché qui se pète la gueule.

Petite planète froide. À ce rythme, des cristaux de quartz translucides et opalescents vont pousser hors de mes orbites crevés, couvrir mes tempes de givre, me faire une couronne d’épines minérales, tapisser d’aiguilles mes dents et mes muqueuses. Cassée et cassante, boule d’énergie polaire en errance. Polaire. Je synthétise deux pôles sans concevoir l’entre-deux. Accoler les inconciliables. C’est que je suis encore une jeune planète. Une planète adolescente et belliqueuse, qui préfère la contradiction à l’art fin mais tiède de la compromission.

Elle pleure, elle veut rentrer chez elle. Je prends le métro, pour rentrer « chez moi ». Murs vitres et portes. Pas de quoi s’exciter. Mars est une maison bien plus intéressante.

Les vitres du métro sont des écrans de cinéma. Reflet singulier de la vie souterraine. Un cadre de plastique couvert de tags. Tableau mouvant. Je me mets en scène. Ajuste la musique dans mon casque. Le drame peut commencer.

La chorégraphie des usagers qui montent, descendent, se rapprochent ou se tiennent à distance, se toisent, scrutent leur portable ou le cul de la voisine, où est ma liste de course, Doudou voulait une pizza au fromage pour ce soir, faut que j’envoie un texto à Emilie, je vais être en retard au concert, disons 10 minutes en marchant vite, j’aurai pas dû m’habiller comme ça, mes pieds me font mal et ma robe n’arrête pas de remonter, sérieux j’en ai trop marre de ce connard, faut que je raconte ça à Hélène en rentrant, je lui proposerai de passer pour boire du vin, putain je me suis bien fait niquer, il me vend son shit de plus en plus cher, je vais jamais pouvoir boucler mon mois à ce rythme là. Pas de mots. Des regards, des postures, coups d’œil angoissé sur la montre, maquillage plus ou moins appuyé, regards ensommeillés ou injectés de sang, les gens, tous les gens, portent leur histoire et leur journée sur leur dos, au-dessus de leur manteau ou de leur chemise à fleurs. Des histoires qui gonflent leurs poumons à l’hélium, illuminent leur visage qui vient tutoyer le plafond alors que leurs pieds touchent à peine le sol de la rame. Ou des histoires pesantes qui alourdissent leurs entrailles et courbent leur échines, le poids des années passées, des années perdues, des années volées, des années gâchées qui écrasent les muscles gris de leurs épaules usées.

Que des gens et des histoires. Les histoires qu’ils veulent bien croire, ceux que leurs parents ont bien voulu romancer et répéter, les contes et les films d’horreur, ce film est inspiré d’une histoire vraie, cette vérité est inspirée d’un film, cette vie est inspirée d’une histoire, la vôtre ou une autre, elle pleure sur Mars et moi je suis une étoile filante, peut être que demain je dormirai dans un linceul ou caresserai le soleil, peut être que j’irai travailler ou que j’irai acheter des légumes sur le marché. Comme moi, les gens continueront à prendre le métro et seront des stars de cinéma, pleureuses professionnelles ou chauffeurs de salle, comédiens à l’eau de rose et héroïnes de tragédie grecque, ici une star du X et là-bas un acteur de film muet.

Les gens quoi.

Morceaux de viande mobiles dans l’espace, auréolés du temps passé, du temps à venir, ce temps perçu et magnifié par des paires d’yeux et d’oreilles enfoncées dans le crâne, accrochées à un morceau de graisse flottant dans une boîte. De la matière pour construire et abriter la vie.


Un son : Niemand de Kompromat, qui reprend des scènes du film Ultra Pulpe de Bertrand Mandico, dont ce texte est inspiré. Pour voir la bande-annonce de ce film, cliquez ici.

Un texte : Fanny M. s’est donc en partie inspirée de Ultra Pulpe, un court-métrage de Bertrand Mandico tiré de la trilogie Ultra Rêve. Les deux autres réalisations sont Les Iles de Yann Gonzalez et After School Knife Fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel.

Un visuel : Nous remercions chaleureusement Bertrand Mandico qui nous a transmis cette photographie de tournage. Tous droits réservés à NIEMAND/Bertrand Mandico.

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