Les mises en joie de Philippe Quesne

2014. Me voilà avec mes camarades de l’option théâtre de l’hypokhâgne. On part tous ensemble de Victor Hugo pour se rendre à Nanterre-Amandiers voir une pièce de Philippe Quesne. C’est que les Parisiens ne sont pas habitués à quitter la ville lumière pour rejoindre les obscures banlieues qui l’entourent. Le RER c’est toute une affaire pour ces citadins quand moi c’est encore mon quotidien à cette époque-là. Bref, après s’être donné beaucoup de courage, on s’aventure dans les souterrains de Châtelet jusqu’au quai du RER A qui nous amène jusqu’à Nanterre-Préfecture. Une fois à terre, on suit Rémi qui semble très sûr du chemin à prendre. Au bout d’une bonne quinzaine de minutes on se rend compte qu’on est tout à fait perdus au milieu des barres. Une petite vieille nous confirme notre égarement et nous conseille de revenir sur nos pas : il faut traverser le grand parc qui fait face à la gare. Nous voilà donc criant et courant dans ce parc qui semble d’abord gigantesque – il y a quand même un lac au milieu – effrayés que l’on est d’arriver en retard. Règle numéro un de tout théâtre qui se respecte : refuser les retardataires. Pour sûr ça donne chaud au cul et ça nous met un coup de jus. Entre nous, heureusement que la plupart des théâtres sont en retard pour commencer leurs spectacles, sinon j’en aurais manqué tout un tas. Du coup on arrive, tous suants et tous contents, riant presque, au bord de la crise d’asthme, échangeant nos contremarques moites contre des billets tout frais tout bleus et blancs qui nous indiquent que le placement est libre. Ô joie, on se retrouve je ne sais comment au deuxième ou au troisième rang. Et La Mélancolie des Dragons commence.

Philippe Quesne - La mélancolie des dragons - Lucile Fauchier

2014 c’est aussi l’année d’investiture de Philippe Quesne en tant que directeur du théâtre de Nanterre-Amandiers. Il l’a quitté en décembre dernier, exaspéré par ses querelles récurrentes avec le maire de la ville. Pendant ces six années de théâtre, je peux dire avec assurance que la programmation du théâtre de Nanterre-Amandiers était la meilleure et la plus diversifiée de la scène théâtrale parisienne. J’y ai vu mon premier Pommerat, mon premier Claude Régy. J’ai découvert Milo Rau, dont j’adore le travail, mais aussi Rimini Protokoll, ou encore Rodrigo Garcia. Gisèle Vienne, Bertrand Mandico, Thomas Scimeca, anciennement des Chiens de Navarre. Je fais du « name dropping » exprès, pour que vous vous rendiez bien compte comme elle était riche en styles, en couleurs, et en esthétiques cette programmation, presque avant-gardiste, toujours de qualité. Et Philippe Quesne faisait partie de ce paysage artistique qu’il avait habilement mis en place, en tout bien tout honneur.

Cet artiste est d’abord un plasticien, aux scénographies toujours magnifiques, hautes en couleur, souvent plus bavardes que les comédiens sur le plateau. Il suffit de voir Crash Park pour s’en rendre compte : on s’écrase sur une île, une véritable île, qui constitue à elle seule le clou du spectacle. Les personnages ne s’expriment que très peu, presque par onomatopées, parce que ce qui compte, c’est simplement de les voir vivre dans cet univers magique. Et c’est pour moi tout ce qui définit l’art théâtral de Philippe Quesne : l’émerveillement et le ravissement que l’on peut éprouver à voir des personnages se laisser vivre, simplement exister et s’animer pour les plus petits événements du quotidien, en utilisant le terrain de jeu que leur metteur en scène leur a mis à disposition.

Dans La Mélancolie des Dragons, ce sont des hard rockeurs au cœur tendre qui s’ébrouent dans un paysage enneigé. Tombés en panne, ils montent leur parc d’attractions pour une unique spectatrice, Isabelle, qui passe dans cette forêt par hasard. Des perruques qui dansent derrière une vitre enfumée, une machine à bulle, des ballons blancs de deux mètres qui se laissent bercer par le vent, voilà les quelques performances qui se déroulent sous nos yeux, et, malgré leur apparente simplicité, c’est merveilleux. On est dans l’essence même du théâtre : le détournement de l’ordinaire en fantastique, par la pure monstration.

On tire un plaisir fou à regarder avec les copains. On en sort enchantés, et on repart en s’extasiant de tout, du lieu, de nous, du lac dans le parc, et même du RER. On scande « Machine à bulles Isabelle » comme un nouvel hymne pour le reste de l’année. On est contents quoi. Parce que pour sûr, ça rend heureux d’aller voir du Philippe Quesne, ça donne envie de tout voir, tout entendre, tout prendre. Ça donne envie de profiter des tous petits instants comme des plus grands, ça donne en vie.

Du coup je recommande l’intégralité des créations de Philippe, qui sont toutes des petits bijoux. Je me permets le Philippe, parce que ce grand homme m’a ajouté sur Instagram, probablement par erreur, mais j’en suis pas peu fière. D’ailleurs allez faire un tour sur sa page, c’est qu’il est très drôle cet homme-là, en plus d’être poète.


UN SON : Still Loving You des Scorpions, le son préféré des gros durs

UN TEXTE : Marie Lacroix

UN VISUEL : Lucile Fauchier

Pour retrouver les autres collaborations de Marie & Lucile autour du théâtre, c’est par ici. C’est de Laetitia Dosch et Roméo Castellucci qu’elles vous parlaient.

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