ESCAMOTEUR // Jupi – Un dimanche avec Jérôme à Wazemmes

Escamoteur de Jérôme Bosch par Fanny Massin

La rumeur persistante de la rue s’insinue jusque dans mon lit. J’ouvre péniblement un oeil et me redresse, un peu trop violemment peut-être ; un bref et bienheureux instant, j’avais cru oublier mon mal de dos. Et la quantité d’alcool ingérée la veille pour tromper la douleur, et peut être l’ennui un peu aussi. Bravo mon gars, maintenant c’est double peine ; je ne suis plus qu’une boule de nerf à vif, une chaleur électrique irradiant de mes lombaires jusqu’à ma nuque, et en prime, le cerveau compressé dans un coton dégueulasse. J’ai la gerbe.

Je vais plutôt me faire du café.

Quelle tristesse de foutre en l’air son dimanche comme ça… Bosser toute la semaine, rentrer seul, manger, passer au bar, se coucher, et rebelote, se détruire les yeux et le dos, penché sur des écrans d’ordi, et enfin, le week-end. Et j’ai la gueule de bois. Ridicule.

Je sais bien que c’est pas une raison valable, mais j’ai l’habitude de boire pourtant. Ouais. Hier soir c’était différent. Le dos, évidemment. Je dois négocier pour qu’on me commande un nouveau fauteuil adapté au bureau, ce serait pas un luxe et ils me doivent franchement bien ça. Mais un petit fond de tristesse aussi. Ça devrait pas, mais elle me fait chier.

Ce qui m’emmerde le plus, c’est de me sentir aussi faillible. J’ai appris à tout gérer dans ma vie. J’ai perdu trop de temps et on m’a trop fait chier, du coup je refuse de laisser quoi que ce soit au hasard, ou pire, entre les mains des autres. Je gagne de l’argent. J’ai un super appart. J’aime mon taff. Je sors. Je vais à des concerts. Je fais du sport. Je baise au moins une fois par semaine.

Faut croire que j’ai encore quelques sentiments à la con pour me laisser déborder. Non pas que je ne ressente plus rien : juste ça m’appartient, personne n’y touche, et moi je suis bien dans mon coin. Mais elle s’est incrustée dans ma tête, et j’arrive pas à la virer. Et ça me fait chier. Et j’ai encore un peu envie de vomir.

C’est pathétique mais tant pis, je sais ce qu’il me reste à faire. Si je veux sauver cette journée, on va s’adonner au rituel dominical local, c’est à dire manger un poulet et boire une bière en terrasse, mais en bonne compagnie, sinon je me tire une balle. J’appelle Jérôme.

Jérôme et moi, c’est une drôle d’histoire vu de l’extérieur. On ne se voit pas souvent, c’est pas mon meilleur pote, on est très différent et on est  clairement pas d’accord sur tout. Mais même sans dire grand chose, on se comprend bien. Il parle peu, mais il regarde, il écoute, et je sais qu’il comprend. C’est reposant.

Rendez-vous à 13h devant la rôtisserie du marché. Mon portefeuille, mes clés, c’est tout bon. Je le vois sortir du métro et se diriger vers moi, un sourire flotte sur son visage, et lui a juste l’air de flotter tout court, comme d’habitude. Comment un mec aussi intelligent peut autant avoir l’air à côté de ses pompes ? Mystère. Mais quand même, quel gâchis ce gars. J’ai essayé, trop de fois déjà, de lui faire entendre raison, dans ma branche on se l’arracherait, j’en suis sûr. S’il apprenait à coder, il trouverait du boulot direct, et il se ferait du blé à plus savoir quoi en foutre. Mais non, il préfère passer ses journées en caleçon, à boire du café et fumer des roulés, faire un peu de gratte et peindre des trucs bizarres. Pas inintéressant d’ailleurs, ses peintures, mais beaucoup trop moches pour que ça se vende. Si encore il faisait des trucs un peu plus décoratifs, ou avec des mangas, ça se fait encore pas mal visiblement, mais non, en plus d’être fainéant, il est têtu. Tant pis pour lui, c’est pas mon problème. Et au passage il a pas l’air de dépérir non plus, donc bon. Je suis quand même sûr que ses parents lui paient encore le loyer.

Au moins il me fait penser à autre chose qu’à ma gueule.

D’ailleurs je pense tellement, que je viens seulement de réaliser que je ne le vois plus. Il aurait déjà dû me rejoindre pourtant. Sans doute qu’il a repéré une gonzesse qui lui plaisait, avec tel nez ou telle coiffure ou tel vêtement, et qu’il s’est mis à la suivre dans le marché. Ce serait pas la première fois.

Pff, lui aussi il me fait chier. Allez. Si je gerbe sur un étal, ce sera de sa faute.

Il y a toujours trop de monde sur ce marché. Des familles bourgeoises qui commandent des nems et des chips à la crevette. Des petites vieilles aux cheveux filasses qui tirent, en boitant, des caddies multicolores. Des roms aux cheveux tressés de rubans qui marchandent des vêtements. Et Jérôme, trouvé. Il se tient légèrement en retrait d’une petite foule compacte.

J’ai mal, je dois ressembler à un vieillard cassé en deux, mes lombaires n’apprécient pas du tout la marche accélérée. Faut vraiment que j’apprenne à écouter ce que me dit le kiné. Je fends la foule péniblement, un grand dadais à moitié bigleux me cache la vue, il a l’air perdu, et d’un coup de coude bien placé me voilà devant ce spectacle minable : un clochard qui fait des tours de passe passe, avec des gobelets à café en carton taché et des pièces de monnaie. Je l’ai jamais vu celui-là, pas même au bistrot, il doit être nouveau dans le quartier. Il gueule le nom de son chien, Jupi, et un ratier avec un bonnet orange fluo et une paire de lunettes de soleil ronde déboule d’entre les tables de la terrasse voisine. Original. Un coup sec dans les jambes, un gosse maladroit manque de me faire tomber : il me menace avec un pistolet à eau, un regard rieur et un sourire plein de morve. Et Jérôme observe la scène, il a l’air hilare. Je vais commencer à regretter de l’avoir fait venir, ce connard.


Un son : Loser de Beck, ancien vagabond jouant dans les rues de New York qui s’essaye au rap en imitant Chuck D de Public Enemy et, se rendant compte qu’il est the worst rapper aver, chante I’m a loser baby, so why don’t you kill me ?

Un texte : Jérôme a été retrouvé par Fanny M, dont vous pouvez écouter le podcast Du Bout Des Livres. DBDL, c’est une émission de lectures radiophoniques consacrée aux textes rêvés, fabriqués et édités en Hauts de France !

Un visuel : L’Escamoteur de Jérôme Bosch refait à neuf par Fanny M

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