Le rouge passionnel, sanguin, imposant, le rouge majestueux du tableau de
Hieronymus Bosch force notre regard et notre attention. Subjugués par une telle
intensité visuelle, le spectateur est lui-même victime du tour d’escamotage qui
est en train de se jouer.
Il n’est pas fasciné par la disparition de la boule de liège, comme le joueur du
tableau, mais par celle du sujet même de l’œuvre : le regard, par définition
irreprésentable. Si c’est si difficile de se souvenir de la couleur des yeux de
ceux.lles qui nous entourent, c’est bien que nous ne regardons par leurs yeux
mais leur regard. Relation intime qui ne se joue qu’au contact d’un autre
individu, le regard est la tension vers laquelle tendent tous les éléments du
tableau : regard prétendument neutre de l’escamoteur, regard subjugué du
joueur, regard faussement distrait du voleur, regard absent du public.
Et maintenant, ramenons cette tension à l’essentiel, sans personnages et sans
manipulation, mais dotée de la force brute du minéral. C’est ce que propose
Julie Navarro et sa peinture de la roche avant escamotage, roche dont on
discerne encore les boursouflures colorées comme autant d’incitations à la folie.
Roche qui fait étrangement penser à un visage souriant, déformé, truffé de
boules de lièges, mais serein. Dont le sourire est témoin du plaisir qu’il y a à se
faire escamoter et à ne plus maîtriser la situation, jusqu’au débridement de
l’intellect vers une absolue liberté.
À travers cette peinture de Julie Navarro, il devient évident que si le regard est
le grand absent de la représentation, il demeure omniprésent jusque dans
l’inorganique. Effronterie de cet accord entre deux œuvres que tout sépare et
qui ne peuvent que s’aimer, reliées par le rouge vital qui les anime.
Par cette litanie « Dessine-moi un escamoteur », l’omniprésence du Petit Prince
nous assigne au rôle de l’aviateur. Face à une demande aussi incongrue, inutile
de dissimuler : c’est notre sensibilité la plus intime qui s’exprime et qui fait des
rencontres tant illégitimes que nécessaires.
Un son : War In Peace tiré de l’unique album solo d’Alexander « Skip » Spence : Oar. Ce dernier a été guitariste dans Quicksilver Messenger Service, batteur dans Jefferson Airplane et Moby Grape.
Un texte : Laetitia Germain-Thomas
Un visuel : Julie Navarro