[Des textes pour l’ARN #13] Le Collectif La Méandre en direct du pont de Bourgogne

Le Collectif La Méandre en direct du pont de Bourgogne, immortalisé par Nelly Monnier et Eric Tabuchi

Depuis début novembre, les archives de l’Atlas des Régions Naturelles (ARN) sont disponibles sur internet. Il s’agit de milliers de photographies prises par Nelly Monnier et Eric Tabuchi sur les routes de France au cours des dix dernières années. Nous avons lancé un appel à contribution où on vous propose de choisir une photo, d’écrire, de trouver une musique et de nous envoyer le tout par mail. Voici la treizième contribution que nous avons reçue, un texte à plusieurs mains, écrit par la Collectif La Méandre. Si vous souhaitez proposer la vôtre, envoyez-la à contact@lescamoteur.fr (plus d’informations ici).


J’habite ici. Hors-champ, sur la gauche.

Je sais que l’objectif devait être au niveau du rond-point, peut-être un peu devant.

Un jeudi matin, mes poubelles auraient pu se trouver sur le gravier saumon à peu près au niveau de ce rideau d’un bleu trop neuf et trop marine.

Ce pont, je sais qu’on le dit « de Bourgogne ».

J’en ai une belle photo, avec une flamme en plein devant, mais je ne sais pas comment la retrouver. Je scroll, je scroll… du bout de l’un de mes deux-cent trente doigts.

(Le décompte est approximatif, il m’arrive de perdre le fil).

Un sacré tireliponpont.

Quand tu roules dessus tu traverses deux mini tours Eiffel 65 pas finies. Quand  tu passes dessous t’y croises des teufeurs, des pêcheurs, des colleurs. Parfois occupés à coller des châteaux d’eau miniatures pour le plaisir de coller du béton sur du béton. J’aime bien les soirées tahitiennes aussi. Les barbeucs sont classes les voitures sont grosses et le son nickel pour un calage en famille. 

Un jour une voiture se gare pile en face. Moi, faut que j’aille en ville. Alors je passe à côté. Alors je vois le conducteur se masturber, les yeux pleins d’amour pour ce pont. J’avoue que ça m’a fait sourire. Elle porte un nom, cette attirance pour les objets : c’est l’objectophilie. Il y a même des personnes qui s’en revendiquent, et qui veulent faire avancer les lois pour avoir le droit de se marier avec l’objet de leur amour. Surtout aux États-Unis. Quant au consentement de l’objet… 

Avant que j’habite ici, ce pont c’était le pont de la panne avec une de mes vingt-trois (ou vingt-deux ? ou trente ?) mères un soir de pluie glaçante.

La marche à pied jusqu’à la station.

Les phares de l’autre côté de la rampe.

La bouteille en plastique remplie d’essence. 

Maintenant, c’est la traversée en rollers, en file indienne, un soir d’été où il fait beau, vraiment chaud et que le soleil n’a pas encore décliné.

La joie de traverser la Saône à pied, de pouvoir s’arrêter au milieu, de la voir immense.

Quand j’étais petite, j’habitais de l’autre côté, sur la droite, et je me disais qu’ici, au-delà du pont, c’était dangereux. 

La zone dangereuse.

C’était la limite à ne pas franchir.

Déjà, la piscine c’était loin, y aller à pied c’était loin. Alors après…

J’étais ado quand je l’ai franchie la première fois.

Et depuis j’ai migré.

Chez moi, j’appelle ça « le port ».

Le port tout court. Comme si c’était le seul de tout Chalon.

Alors qu’en vrai si tu googlises « port Chalon » tu tombes plutôt sur le port de plaisance et ses yachts bien rangés. Vaut mieux préciser « nord ». En plus c’est raccord avec l’ambiance.

Aujourd’hui, du côté du port il fait froid et moche et ça a l’air dangereux, comme quand j’étais enfant. De l’autre côté, le soleil m’éblouit de loin et dessine la silhouette des gens en promenade et en bateau. Ça m’a l’air bien là-bas. Ça brille sur l’eau, c’est doré, c’est chaleureux. Et chez moi c’est froid, moche et dangereux, donc. Sauf qu’en vrai c’est le contraire. Je le sais.

Mais il y a un autre « autre côté » : en face, la Bresse.

Il se dit parfois des choses horribles sur les pratiques bressanes, bien plus horribles que le fait de transformer des marécages en exploitations agricoles céréalières.

Moi, j’ai aussi habité dans des régions de France dont les voisins disent des horreurs.

Je sais donc d’expérience que ce que racontent les gens d’ici sur les us et coutumes de leurs voisins sont, la plupart du temps, plus de l’ordre de la raillerie que des faits. Par contre, je sais aussi d’expérience que ce que les gens d’ici ne racontent pas, pour la simple raison qu’ils n’en ont pas connaissance, ou parce que cela ne se dit pas, est bien plus sordide que ces horreurs.

Histoires de familles. Histoires de campagne. Un jour une des mes quarante-six (ou quarante-quatre ? ou soixante-douze?) grands-mères a changé de rive pour aller travailler « du bon côté de la Saône », où elle a fini par épouser le facteur et rester.

Histoires de fantasmes.

Il y a d’ailleurs aussi ce qu’il se passe plus loin sur la gauche et qu’on ne voit pas.

Tout ce qu’il se passe encore un peu plus loin, oui, et les péniches qu’on s’imagine ne jamais repartir quand la Saône est proche de déborder, quand j’imagine l’effondrement du pont.

C’est baignade interdite et pourtant par ici tout est débordement.

Un jour qu’il faisait beau, l’une de mes vingt-trois (ou vingt-et-unes ? ou vingt-neuf ?) mères m’a retrouvée sous le pont, on s’est dit deux trois mots, et elle m’a filé une bouteille de sous son manteau.

Un lieu dessous avant d’être un lieu dessus.

Un abri.

Passer dessous c’est croiser les pêcheurs, les hérons qui décollent péniblement, regarder les tags, l’improvisation d’une free party. Ou ne pas avoir envie de s’y éterniser la nuit quand on se raconte facilement des histoires qui font peur.

Passer dessous c’est

un pêcheur et sa mob bien rangée,

une patrouille qui fait la sieste,

les figures dingues d’un ado sur sa trottinette,

une ligne droite en plein méandre,

une légère tension dans le dos,

des concours de boomer a l’arrière des voitures,

un filage où les oiseaux chantent plus fort,

un barbecue qui sent trop bon, 

un sac de couchage et des cartons qui font froid dans le dos,

du hardstyle qui résonne,

une expo photo,

un mec qui tague sa révolte.

Bon sang, et le prodige qui chaque soir traverse tout le pont sur la roue arrière de sa mob qu’il a déguisée en moto alors qu’elle ne fait, au bruit, que cinquante petits centimètres cubes… il faut en parler.

Un soir cette bande jaune sera mon néon, j’enfilerai mon body de récup et j’irai danser comme en 78 à Rimini. Agrippée aux cordes.

Et tu sais, chaque été les gamins sautent du pont.

Chaque fois j’ai peur qu’ils se tuent.

Ils crient, ils s’encouragent, ils s’insultent, ils font des sauts de tellement haut et ça claque fort quand leur petit corps touche la surface de l’eau.

Ce pont c’est le vent qui fouette mon visage et son cri qui s’infiltre dans mes oreilles. La musique à fond, je démarre et prends le large.

À cet instant précis mon corps écrase la ville et domine les eaux.

C’est aussi presque un mirage. J’imagine ces humains dans leurs voitures. Mais je les vois tout petits, comme s’ ils étaient très loin de moi, comme si j’étais sur une île.

J’imagine leurs réalités loin de moi. 

Puis je me sens bien. Là, devant ce hangar.

Puis je cours au-delà et c’est beau de me voir aussi fourmi depuis le pont. Je regarde si mes volets sont ouverts. Je me vois sortir sur le quai pour un petit café.

Et parfois je passe encore plus en-dessous que dessous, à flots sur mon canoë.

Pour faire un petit tour.

Ou pour inonder la Saône de mes sons, enceinte embarquée.

À deux doigts de percuter une péniche.

Un jour j’ai cru pouvoir sortir de l’eau une maison flottante, une maison de fortune qui flottait là, sur l’eau, mais pour ça, il fallait lui faire traverser la Saône. J’ai plongé d’une partie de mes bras, j’ai coupé les cordes qui la reliait à ses lestes, et j’ai battu de certains pieds, longtemps, pendant que de certains bras je pagayais à l’avant, sur mes canoës d’où je tractais la maison par d’autres cordes.

Faut dire qu’on m’avait mis la pression pour virer cette cabane, même que les flics de la brigade fluviale étaient venus me dire qu’avec les crues, ça pouvait remonter et heurter et endommager le pont, ou bien encore percuter un bateau, et que je serais responsable.

Endommager le pont ? Non mais sérieux ?

Des tôles, du bois de palette, des sacs plastiques… Une pièce majeure du petit monde de la construction approximative.

Au moment de la mettre à l’eau j’étais même pas sûre qu’elle flotte, ni même que toutes les parois tiennent ensemble. Alors que ce pont: ils étaient pas deux ni quatre à bosser dessus, ils l’ont pas fait en deux jours, y’a des gens qui connaissent la résistance des matériaux qui l’ont conçu, ça a mis des mois, des années à sortir de terre.

Je veux bien voir ça moi, qu’on fasse tomber le pont de Bourgogne avec une cabane-radeau de fortune. Ce serait une victoire de voir le béton se fendre, toutes armatures à l’air dans l’entremêlement des câbles sectionnés.

Alors, un après-midi, pas pour faire plaisir à la gendarmerie ni à VNF mais parce qu’il faisait chaud et que l’idée d’une aventure les pieds dans l’eau me faisait marrer, j’ai décidé que ma cabane ne détruirait pas le pont de Bourgogne, et j’ai décidé de lui laisser encore l’illusion d’être la plus forte.

La cabane et moi, on a presque réussi à rejoindre l’autre rive, mais elle s’est plantée dans la vase. C’est à ce moment que j’ai cru qu’il pourrait m’aider, ce pont.

Changer de direction, remonter le courant jusqu’à la pile du centre côté Bresse, m’équiper de longues cordes… Le plan, c’était de promener la cabane, depuis le haut du pont, comme un chien en laisse, pour l’amener jusqu’à la rive, à un endroit où il y aurait plus de fond pour la sortir…

On ne promène pas une cabane en laisse depuis le haut d’un pont.

Les planches craquaient dans tous les sens, les vis cassaient, les bâches se déchiraient et je hurlais comme une horde de gosses, je sautais dessus, je tordais le bois à mains nues jusqu’à ce qu’il fende. Comme si, décidant de détruire mon jouet, je refusais de laisser la victoire au pont. Ou comme si je lui adressais un avertissement: regarde ce que je suis capable de faire, regarde comme cette violence destructrice me faire rire et méfie-toi, méfie-toi de moi, méfie-toi de nous, on t’a à l’œil, à chaque heure du jour et de la nuit, on sait où tu habites.

Ici, c’est toi qui te fais constamment transpercer de part en part. À peine traversé, déjà oublié. Alors tu peux toujours faire le malin. C’est de mon regard que ton béton dépend.

Tu vois, tu es « my own little Brooklyn Bridge » et se superposent toutes ces images de films où je te vois, et je pense aussi à un autre film dans lequel tu ne figures pas, mais qui se déroule à Brooklyn : Smoke, où Harvey Keitel sort de son bureau de tabac tous les matins à 8h30 et photographie l’angle de sa rue.

La ville t’a payé un petit lifting depuis que les gens de l’ARN sont passés.

Je me rappelle la stupéfaction de voir un échafaudage se monter tout autour de tes pilonnes.

En maintenance, monsieur le Golden Bridge local, vous aviez l’air d’une cathédrale aux tours un peu trop espacées. Au KLM, j’écoutais religieusement le ressac des bagnoles, tes câbles qui devaient ployer légèrement sous le vent, remplissant l’air d’une rumeur persistante.

Depuis la fin des travaux, tu ne chantes plus.

Les travaux ont aussi perturbé la grande étude statistique que j’ambitionnais : chaque jour confiné, de 15h à 15h30, compter les véhicules qui font cette traversée.

Heureusement la circulation a repris et je peux continuer de m’extasier devant les convois exceptionnels. Ici l’exception défile à un rythme réjouissant.

Et puis un soir qu’il y avait encore les échafaudages, je suis montée sur le pilier le plus proche de la Bresse. J’étais tout en haut, tout tout tout en haut je pourrais dire. Pas une bagnole, pas un bruit, pas la moindre trace de vie et dans la nuit noire côté Bresse, juste la disparition d’une route éclairée.

Mais où est-ce qu’elle se planque, cette photo ! Des photos du pont, j’en ai plein, mais celle que je veux, c’est celle avec le feu.

D’un jour de barbecue.

 


UN SON : Une création du collectif La Méandre

UN TEXTE : Collectif La Méandre

UN VISUEL : Le pont de Bourgogne, photographié par Nelly Monnier et Eric Tabuchi dans le cadre de l’Atlas des Régions Naturelles.

S'inscrire à notre newsletter

L'Escamolettre revient une fois par mois sur les derniers projets de l'association.