[CARTE POSTALE #36] Retrouver une voix perdue

Une voix de Laetitia pour L'Escamoteur

Chère Mamilène,

Je me demande ce que je te raconterais si tu étais encore en vie, et surtout comment je te le dirais. Plutôt lettres à rallonge, comme celles que ma mère devait t’écrire pendant son voyage aux États-Unis ? Ou alors une balade-tradition du dimanche, pour faire le débrief de notre semaine ?… Je pense que j’aurais fini par te convertir aux messages vocaux, en te montrant précisément où mettre ton doigt pour t’enregistrer. Quitte à ce que tu y lises les lettres que tu aurais écrites, tant que tes mots sont incarnés par ta voix.

Parce que la voix, ce qu’on a de plus intime et de plus publiquement exposé, reste complètement inaudible à l’écrit. En me lisant, là, tu ne peux pas deviner ses intonations, ce qui la fait vibrer, ce qu’elle trahit de moi. C’est justement ce que j’aime avec l’écrit, qu’il laisse une immense place à la personne qui lit. Alors que l’écoute crée d’emblée une intimité, les sons provoquent un magnétisme qui prend presque autant de place que ce dont la personne parle.

Je suis un peu obsessionnelle de la voix, j’avoue. Un message vocal, c’est un bout de vie qui m’appartient, que je peux me re-jouer autant de fois que j’en ai besoin pour assouvir le manque, que je peux télécharger, ranger dans un dossier et garder pour plus tard, pour quand j’aurai oublié cette voix, ou la nature de notre relation à cette époque. Même moi, je m’enregistre, en fantasmant ce à quoi pourraient ressembler des enregistrements de quand j’avais dix ans, s’ils avaient existé.

Et toi, si on s’était envoyé des messages vocaux, qu’est-ce que ça me ferait, aujourd’hui, de les entendre ? Je me souviens que ma mère avait gardé un message de toi sur notre gros téléphone familial pendant des mois encore après que ta voix ait pour toujours disparu. Il y avait cette petite réserve de toi au milieu du salon. On l’a gardé très longtemps, ma mère l’a protégé comme elle nous a protégées ma sœur et moi pendant des dizaines d’années : férocement. Et puis il a été supprimé par erreur, la dernière trace auditive de ton existence. Presque un deuxième deuil. Il paraît que c’est ce qu’on oublie en premier, la voix. C’est certainement pour ça que je la conserve maladivement, je me dis qu’il me restera toujours ça. Et parfois je les écoute en imaginant ce que ça me ferait s’il ne me restait vraiment que ça.

Mais même sans la voix, sans les lettres, les photos, les choses qu’on se raconte, les souvenirs qu’on érige en mythologie familiale ; même sans rien de ce qu’on se représente comme la trace d’une personne, il y aura toujours ce qui est passé de toi à moi et dont témoigne mon envie de t’écrire aujourd’hui : le puissant ligament de la descendance.

Laetitia.


UN SON : Porte du soleil de Tim Dup

UN TEXTE : C’est la troisième carte postale de Laetitia Germain-Thomas et son quatrième texte pour L’Escamoteur. Envie de mieux la découvrir ? Retrouvez son univers ici.

UN VISUEL : Palma

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