Carl de Keyzer, les Américains et Dieu en trente ans de photographie

Photographies de Carl de Keyzer à son exposition de Gand 2022

Carl De Keyzer a vécu avec sa famille dans un van en 1990. Il a traversé les communautés religieuses des Etats-Unis en les photographiant ; tantôt des jeunes, tantôt des moins jeunes, tantôt des hippies modernes, tantôt des affiliés du KKK ou encore des motards. Beaucoup de communautés qui ne se trouveraient guère de point commun mais qu’il rassemble sous un seul et même étendard : God Inc. Avec ce titre, entendez par là qu’il s’intéresse à l’entreprise religieuse du pays, en se centrant plus particulièrement sur la région de la Bible Belt – soit ceinture biblique – qui concerne le quart Sud-Est du pays.

God Inc. I, le noir et blanc pour des siècles des siècles

Telle que présentée dans l’exposition en cours à Gand, God Inc. montre des triptyques mélangeant les pratiques religieuses. Exemple : sur notre droite, un homme debout semble tenir un sifflet dans sa bouche et un tube en carton dans sa main tandis que des jeunes qu’on croirait sortis du San Francisco des années 70 sont assis par terre. Au milieu, l’autre photographie montre deux adultes et deux enfants avec un jeu de rayures exacerbé par le noir et blanc. L’enfant du milieu a un tee shirt imprimé, renseignant qu’on est bien dans un présent pas si lointain. Sur notre gauche enfin, un homme prêche les bras en croix, paré d’un veston en jean avec des patchs et d’un sur-pantalon en cuir avec franges.

Quelles peuvent bien être leurs religions ? On est dans la Bible Belt mais les croyances et interprétations semblent diverses. On joue alors à chercher des détails, dans les photos elles-mêmes puis dans les légendes qui les accompagnent. L’homme à la veste en jean a été immortalisé à la Bike Week. Des rassemblements chrétiens de bikers, ça existe vraiment ? Pas tout à fait, en se renseignant on lit que cet événement est un rassemblement annuel qui a lieu en Floride où se retrouvent un demi-million d’adeptes de motos, et au sein même de ce rassemblement il y a des messes.

On se retrouve alors au croisement de plusieurs communautés : les gens qui font de la moto et qui sont croyants ; les affiliés du KKK qui sont croyants ; les adeptes de country qui sont croyants ; les croyants au sein du carnaval de la Nouvelle-Orléans… Se mélangent alors plusieurs imaginaires projetés dans les photos. Un blouson de cuir où des inscriptions gravées n’indiquent pas une marque de moto mais plutôt GOD ou encore une croix. Un honky tonk, bar country typique du Sud des Etats-Unis avec parfois un grillage séparant l’estrade de la foule, où le public a les mains levées vers le ciel en signe de prière.

Avec ces confrontations, le photographe flamand nous montre la pluralité des pratiques au quotidien tout en faisant fi de la croyance qui anime les individus immortalisés. Parfois le fanatisme, parfois le temps de pause sur une plage, parfois une chorale d’hommes incrustés dans un sapin géant, parfois des reconstitutions du supplice christique, parfois un exorcisme.

God Inc. II, les couleurs du présent

Trente ans après cette première série, le photographe flamand revient aux Etats-Unis et passe du noir et blanc à la couleur, sans doute également de l’argentique au numérique. Les premiers clichés auxquels le noir et blanc conférait une dimension hors du temps deviennent alors des clichés ancrés dans les couleurs de notre réel : le crépi blafard des églises modernes, les couleurs criardes d’une estrade de congrès où une adolescente se (re)fait baptiser, le rouge des tuniques de ceux qui mèneront Jésus Christ à sa perte.

On se demande alors ce qui est le plus extravagant dans cette série : l’aspect religieux ou l’aspect américain ? Carl de Keyzer vient de Gand, ville historique de Charles Quint où le plus vieux lieu de culte date du septième siècle. Le sacré a ici une image, celle de l’ancien et des murs en pierre qui ont vu des siècles défiler. C’est d’ailleurs dans un château fort du XIIIe siècle qu’a lieu l’exposition. Aux Etats-Unis, on est dans le neuf. En regardant les photos, les indices ne vont pas être dans le bâtiment en soi mais plutôt dans sa décoration. Il n’y a pas de vieux mur de pierre, il y a du crépi et du placo partout. Les lieux de culte se mélangent alors avec les lieux du quotidien laïc. On repense au honky tonk où les gens prient et on imagine que la veille il y a eu un concert de country et des bagarres. On voit cette autre photo dans un lieu qui semble être un palais des congrès, on imagine également un concert la veille et pourquoi pas un salon du chocolat le lendemain.

Le sacré, étant présent nulle part, est alors rendu possible partout. En témoigne encore plus fortement cette seconde série où la pandémie et ses mesures restrictives forcent les croyants à innover pour continuer à pratiquer. Un individu se confesse dans une allée pavée, derrière un paravent. Un homme fait un signe de croix dans le parking d’un mall. Des familles se promènent dans un Holy Land Experience vide, parc à thèmes tentant de reconstituer Jérusalem au début de notre ère.

On opère ainsi un voyage dans le temps à travers cette exposition documentaire, percevant certaines pratiques des années 90 demeurer encore aujourd’hui et de nouvelles en remplaçant d’autres. Un éternel recommencement dont on se demande ce qu’il en sera en 2050.


UN SON : Crawl du groupe Kings Of Leon, groupe composé notamment de trois frères dont le père était un prêcheur de l’Église pentecôtiste unie.

UN TEXTE : Nils Savoye

UN VISUEL : Carl de Keyzer de l’agence Magnum. Pour voir d’autres photographies de l’exposition rendez-vous ici.


L’exposition de Carl de Keyzer God, Inc. I+II est visible au Château de Gérard le Diable (Gand, Belgique) jusqu’au 28 février 2022. Plus d’informations

Le livre God Inc II (+1) est disponible sur le site de l’auteur.

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