L’atlas des régions naturelles, dont nous vous abreuvons depuis maintenant plusieurs mois, a été l’objet d’une exposition à Lille. Notre envoyée spéciale Fanny s’est rendue sur place, et voici ce que ça donne :
Il est des samedis matin où il est agréable de se lever. Des samedis matins où quitter la chaleur de la couette pour retrouver le froid mordant de la rue est grisant. Covid oblige, les occasions à ce genre d’excentricité se font rares… Mais figurez-vous que votre correspondante en terre lilloise s’est vue remettre une invitation des plus prisées du moment : la visite d’une exposition.
C’est donc joyeuse et le coeur battant que je traverse la ville et son vent glacial pour enfin, enfin, rencontrer des gens autour d’un morceau de culture, et pas n’importe lequel : Au premier abord, l’expo de Nelly Monnier et Eric Tabuchi au Centre d’Arts Plastiques et Visuels de Lille, quartier Wazemmes.
Avec le temps, on découvre que Lille est un gros village : le CAPV je le connais bien, j’y ai adhéré un an pour suivre un atelier, et c’est ma copine Coline qui me reçoit à l’accueil, on a bossé ensemble comme surveillantes de musée… Quelle excitation pourtant de redécouvrir ces lieux qui me semblaient conquis, devenus si lointains avec la pandémie.
Choquant comment l’essentiel de nos vies passées nous est devenu étranger en si peu de temps.
C’est Véronique, bottes fourrées et veste de fourrure bleue qui mène la visite, sourire dans la voix et proximité, tout ce qui manquait pour revenir à la vie et rencontrer le travail de Nelly et Eric dans les meilleures dispositions.
L’exposition fait la part belle au projet de l’Atlas des Régions Naturelles (vous savez pas ce que c’est ? Enfin, allez donc lire les nombreux textes dédiés sur l’Escamoteur !), mais aussi aux travaux de Nelly, peintures et photomontages, en parfaite complémentarité avec les photographies de l’ARN pour un ensemble fouillé qui donne une nouvelle tonalité à ce projet commun.
Il y a une référence évidente à évoquer quand on rencontre les photos de l’ARN : les typologies des époux Becher. Démarré en 1959, ce projet visait à établir un inventaire, une cartographie extrêmement codée et précise de bâtiments industriels, souvent abandonnés, débusqués en Europe et aux États-Unis. La prise de vue s’effectuait alors de manière systématique : même lumière, même cadrage, noir et blanc.
Tout comme les Becher, Nelly et Eric sillonnent la France en quête de bâtiments (mais aussi de places, monuments, panneaux publicitaires…) à inventorier, avec une certaine frontalité dans la prise de vue, répétitive ; mais à partir de là, les deux projets divergent. Pas d’austérité scientifique et technique au CAPV de Lille ce matin là, mais plutôt une tendresse rieuse, dans les couleurs franches et parfois criardes des vieilles devantures et des piscines d’exposition le long des routes, dans les peintures qui s’écaillent, dans les ciels et lumières qui ont leur mot à dire, et dans la diversité des sujets abordés. Tout ce qui a a trait à un monde campagnard perdu, à de la publicité dépassée, à des étrangetés rétrogrades… Des usages perdus.
Tiens, un peu comme moi dans cette salle d’expo. La joie de se souvenir, que tout ça est encore possible, qu’un autre extérieur existe et est encore disponible.
Le rapport au temps et à l’espace dans le travail de Nelly et Eric est lui aussi plus poétique et libre que dans les typologies. Chaque photographie est bel et bien renvoyée à la carte, mais cette carte se construit selon un découpage pré révolutionnaire du territoire, tout à fait caduque aujourd’hui. La carte elle-même fait référence à des usages passés, mais qui résonnent toujours avec notre actualité, avec notre histoire commune et personnelle liée au territoire et à son héritage. Finalement, les repères de lecture proposés par l’ARN sont tellement fantaisistes, principalement choisis par goût et curiosité, que le tour de France présenté est bien plus sensible et amusé que lié à la technicité des Becher.
L’ARN vient raconter, réécrire le réel en décelant, étrangement, de la pop dans les façades défraichies, des agencements de couleur et de formes, des éléments typographiques datés mais pas si loin de nous tant ils nous ont imprégnés, au fil du temps. Focalisées sur le graphisme, les architectures et éléments de décor sortent de la fonction, requestionnant notre rapport aux objets peuplant le monde, le repoétisant.
Et puis il faut que je vous parle de Nelly. Car tout ce que je vous dis maintenant sur l’ARN, c’est grâce à elle que je l’ai vu, c’est elle qui l’a mis en évidence sous mes yeux, c’est elle qui a mis ces mots dans ma bouche. Si Eric inventorie, archive, Nelly se concentre sur son propre récit. Avec les blasons et les crépis, c’est la jubilation formelle qui prend le pas sur tout le reste : des formes simples, des prélèvements épurés d’éléments typographiques et architecturaux qui laissent alors la place à des couleurs puissantes et frontales. Et du crépi, clin d’œil amusé aux maisons croisées, un peu de matière pour faire parler la couleur. Si l’essence des bâtiments et lieux rencontrés sur la route est présente, la représentation a bien changé pour se tourner vers une abstraction rieuse, un graphisme simple et puissant. Ce qui n’enlève rien à son potentiel d’évocation et de narratif.
Pour ses peintures et photomontages, on trouve le même rapport à la couleur, en aplat vibrant, les mêmes graphismes invités à raconter une autre histoire (comme ce signe typographique transformé en panache de fumée, pour cette cigarette se tenant au dessus d’un tas de gravas, comme autant de cendres…). La profondeur, la perspective ? C’est bon pour la photo ça, quand Nelly délaisse la texture du crépi c’est pour adopter des effets artificiels de flou, de collage. Et comme par jeu d’enfant, ouvrir de nouveaux espaces.
On ressort avec le sourire et une joyeuse curiosité, des histoires plein la tête et de nouveaux horizons qui se redessinent. Une bouffée d’air frais salvatrice. Vivement qu’on puisse tous redécouvrir ça.
UN SON : The Cigarette Duet de Princess Chelsea
UN TEXTE : Fanny M.
UN VISUEL : La clope de Nelly Monnier, 2020
Et pour retrouver l’ARN, Nelly, Eric ou les trois, c’est par ici : https://atlasrn.fr/ ; https://nellymonnier.com/ ; https://www.erictabuchi.net/