Depuis novembre dernier, les archives de l’Atlas des Régions Naturelles (ARN) sont disponibles sur internet. Il s’agit de milliers de photographies prises par Nelly Monnier et Eric Tabuchi sur les routes de France au cours des dix dernières années. Nous avons lancé un appel à contribution où on vous propose de choisir une photo, d’écrire, de trouver une musique et de nous envoyer le tout par mail. Voici la seizième contribution que nous avons reçue, écrite par Magali Aubert. Si vous souhaitez proposer la vôtre, envoyez-la à contact@lescamoteur.fr (plus d’informations ici).
Cette maison. J’aurais pu en choisir telle ou telle autre*, en pierre avec toujours un peu de bois pour rappeler que dans la région, on n’est jamais loin d’une montagne ; et si peu de fenêtres qu’on se demande si c’était pour contrer le froid ou la cherté des vitres. Ces murs ont une odeur : celle de la chair de cochon grillé qu’on sentait s’extraire des pierres quand, enfant, on était envoyés chercher les œufs chez la voisine. C’est dans une de ces bâtisses pierreuses qu’il m’est arrivé de voir courir une poule sans tête au milieu d’une cuisine. Le sang s’échappant de son cou, gouttant contre les meubles d’une cuisine rustique sans que cela n’inquiète la fermière. Contre ces baraques, je n’osais pas regarder les cages à lapins qui ne passeraient pas le dimanche. C’est tout près d’ici que j’ai observé, saison après saison, les fondations d’une construction devenir une mare sauvage après abandon des travaux.
C’est sous ce Chablais, collé au Léman, que j’ai lu Les Rêveries du promeneur solitaire dans lesquelles (à moins que ce ne soit dans Les Confessions) Jean-Jacques Rousseau se demande pourquoi sur les flancs savoyards des rives du lac, le bâti semble si frêle, si mal construit, si dénué d’unité et surtout, libre de tout urbanisme. De sa surprise, le philosophe, qui a grandi dans la robuste Genève, échafaude une explication que je reconstitue de mémoire : en France, ces endroits reculés étaient des coins perdus et sans importance. Les richesses étaient ailleurs : dans les dorures des monuments des grandes villes, sur les poutres gravées des hôtels particuliers, dans les salons en enfilade des palais, même dans les chaumières des bords de mer et les résidences proches de l’océan, pour le commerce. En Haute-Savoie, les paysans montagnards se trouvaient donc plus ou moins libres de faire ce qu’ils voulaient de leurs pauvres biens. Cette théorie de Rousseau, je l’ai adoptée sans savoir si elle était fondée. Il poursuit : en Suisse, la richesse se concentrait dans les alpages, où le lait, bien avant les produits usuriers et l’horlogerie, constituait le seul capital, tout était aménagé en conscience de la valeur des terres. Si bien qu’aujourd’hui encore, en roulant dans les Alpes ou dans le Jura, on sait instantanément de quel côté de la frontière on se trouve. Ne serait-ce qu’à cause des nids-de-poule sur le bitume, de ces petits immeubles modernes et laids, élevés à la hâte pour héberger les frontaliers et qui transforment les villages en villes dortoir où les panneaux publicitaires s’alignent en bordure des champs et sur les façades aveugles des masures qu’on aurait abandonnées. Du Chablais, on surplombe le lac Léman mais on n’y a pas accès. On voit le Mont-Blanc mais il est encore loin. On travaille à Genève mais on n’y vit pas. Parents pauvres de la région lémanique, les plaines des Voirons, les plateaux du Salève m’ont toujours foutu « la greule » (fait froid dans le dos) comme on dit en Suisse.
Mais, dans l’Atlas des régions naturelles, le long des nationales, où il semblerait que les constructeurs n’aient pas su choisir entre une ferme et un chalet, les mastodontes grisâtres de mes quinze ans prennent leur revanche sur les solides demeures genevoises où vivaient mes camarades de classe.
UN SON : Les Enfants de 15 ans de Gérard Aubert (1986)
UN TEXTE : Le lac des signes par Magali Aubert
UN VISUEL : Le Chablais photographié par Nelly Monnier et Eric Tabuchi dans le cadre de l’Atlas des Régions Naturelles. *Nous avons pris Magali au mot et avons choisi une autre photographie que celle initialement proposée.