Aller à un concert de Arca c’est un peu comme se débattre dans les tentacules d’une pieuvre en latex qui vous tire vers les fonds marins pour vous ouvrir grand les yeux avec ses ventouses et vous montrer comment c’est la vie en bas. Au début on est un peu « Ah bon? Mais c’est profond quand même » et à la fin on est plus « Ah oui! Je peux même respirer! ». Avant d’être un céphalopode révélateur, Alejandro Ghersi est un artiste ayant collaboré avec tout ce qui se fait de sponsorisable par Adidas ou Alexander MacQueen aujourd’hui : Björk, Kanye West, Frank Ocean, FKA Twigs. Mais lorsqu’il s’agit de projets personnels, Ghersi s’extrait de la hype et prêche pour sa niche, toujours accompagné au VJ de son compère de toujours, Jesse Kanda. Petit tour d’horizon de l’oeuvre de cet enfant de la culture hentai-queer-SM qui pourrait bien arriver un jour à la démocratiser.
INSTANT WIKIPEDIA
Né à Caracas au Venezuela, Alejandro Ghersi grandit dans une « sorte de bulle » (selon ses mots) dans le Connecticut, entre éducation privée et leçons de piano pour finalement revenir sur sa terre d’origine à l’âge de 9 ans, en pleine installation du régime bolivarien. Or, le combo famille aisée et homosexualité n’est pas celui qui peut réussir le mieux au développement d’un jeune vénézuélien à ce moment-là. D’autant plus qu’à cela s’ajoute une petite notoriété dans ses années lycées grâce à son groupe Nuuro qui annonçait déjà les prémices de son travail actuel. C’est à 17 ans, lors de son admission à la School of Arts and Science de New-York, que peut réellement commencer à s’exprimer le personnage de Arca.
L’exercice périlleux auquel se livre Ghersi, c’est d’offrir une énorme dose d’humanité à travers une image qui pourrait être considérée comme celle de l’antéchrist au premier abord. Cuir et latex prédominent dans sa panoplie, des cuissardes voire des sortes d’échasses dans le clip de Rêverie qui lui donnent des allures de faune fétichiste. Pourtant, en se penchant sur la musique délivrée par l’alter ego d’Alejandro Ghersi, on assiste à la représentation d’un univers dont la violence fait partie mais qui n’en promeut aucune dérive. Il délivre avec sincérité les tourments sur lesquels il s’est construit.
En se laissant porter au fil du triptyque que nous vous présentons aujourd’hui, on pénètre dans un univers pour le moins étrange sur la forme mais familier sur le fond. Et les thématiques abordées dévoilent peu à peu le cheminement des préoccupations d’Alejandro Ghersi face à lui-même.
XEN
En 2014, après plusieurs mixtapes et un EP tous prometteurs, sortait XEN. Ghersi décrit Xen comme l’une de ses personnalités. Celle qui ressort après la dose de substance euphorisante de trop. Quand les impulsions du corps et de l’esprit peuvent s’envoler sans être gênées par la moindre pensée limitante.
L’album est un opéra électronique oscillant entre saillies aux sonorités pareilles à des lames de rasoirs et envolées classiques. La violence est omniprésente. Une violence qu’on sent avoir été subie, tout d’abord à l’écoute mais aussi à la lecture de la tracklist (au hasard Held apart, Thievery, Family Violence, Sad Bitch, Wound, Failed). On voyage au sein de la brutalité sociale, familiale.
Le travail visuel de Jesse Kanda confirme ce désir de figurer l’humain sous ses détours les plus sombres. Il a créé pour l’album une sorte de prison noire perdue dans le temps et l’espace où se croisent foetus difformes, restes décharnés et boursouflés d’hommes et de femmes. Un enfer de Dante en images de synthèse où les damnés apparaissent, disparaissent, twerkent même, portés par le mouvement aléatoire et perpétuel de leurs limbes respectives.
MUTANT
Un an plus tard, après avoir connu les damnés de XEN, nous faisons la connaissance de Mutant. Cet album c’est le cri du cœur de la bête. Cassant le peu de codes rythmiques que respectait Xen, Ghersi se débat dans le bruit et la fureur.
En digne héritier des écuries visionnaires Warp et Ninja Tune (impossible de ne pas penser à Aphex Twin ou Clark), il parvient à combiner ouïe et toucher. La texture est au cœur du projet. On peut sentir autour de nous courants électriques, mastodontes errants ou insectes volants enragés. Tout ceci défendu par ces basses coups tonnerres propres à cette nouvelle scène IDM (i.e. Intelligent Dance Music) dont il se fait malgré lui l’ambassadeur.
Parfois on assiste à quelques retours à la réalité comme dans le morceau titre de l’album où ledit Mutant perçoit des bribes du monde à travers une mince fenêtre traduite par des éclats de voix et de vie sociale.
Côté visuel, Arca met en scène sa silhouette et certaine parties de son corps (dont celle à laquelle vous pensez en très très gros plan) de façon floue ou déformée.
ARCA
En avril 2017, l’attendu troisième opus est dévoilé, pas chez Mute mais XL Recordings cette fois-ci. Un album éponyme où l’artiste montre son visage dans les clips et en gros plan sur l’artwork.
Sur les conseils de Björk, il se met à improviser des paroles sur une partie des morceaux. Une expérience qu’il avait déjà amorcée l’année précédente dans sa mixtape Entrañas à laquelle il empruntera un morceau pour l’album.
Ici, les tabous tombent, Arca parle enfin de sexualité. Sa sexualité.
Comme il l’a montré les années passées à travers ses tenues et ses riches stories Instagram, c’est le fétichisme qui prend une place prépondérante. Sa voix douce contraste avec l’agitation des mélodies, un peu comme le chant du cygne qu’il affectionne tant rompt avec la cacophonie nocturne de la nature sauvage. Néanmoins, il n’oublie pas son passé de vilain petit canard. La dénonciation de l’oppression est toujours présente en filigrane. Dans Sin Rumbo il est question de voyeurisme, bondage et harnachement pour Desafio et Anoche mais aussi romance dramatique classique à travers les paroles de Coraje.
NOUVELLE ECOLE
Malgré la difficulté à faire rentrer la musique de Arca dans une case, on peut au moins établir qu’il appartient à ce mouvement mêlant culture queer et IDM. Aux sonorités d’un Aphex Twin, il apporte le message et la présence scénique d’un Zebra Katz ou d’un Mikky Blanco. Là où la techno de hangar était devenue l’apanage des mâles blancs venus des pays froids, Ghersi impose un rythme venu des pays chauds.
Histoire de namedropper de la tête de gondole, on peut le rapprocher de Lotic, Serpenwithfeet, Actress ainsi que les divas transsexuelles Anohni ou Planningtorock qui expriment aujourd’hui ce besoin d’acceptation d’une palette d’identités et de sexualités aussi large que possible. Or, plongés depuis longtemps dans les sous-sols sombres des clubs et des intimités, ces univers ont fini par adopter l’ombre comme une seconde peau. A l’heure où l’opposition entre moralisation et émancipation est extrêmement marquée et où l’uniformisation de la pop n’aide en rien, cette contre-culture semble essentielle. Et celle-ci tend à s’insérer à travers les genre musicaux.
Au-delà du message politique et de l’identité, s’impose cette question plus concrète de l’espace de liberté que sont les clubs. Les publics peuvent-ils entrer en communion avec de nouvelles formes d’expression en oubliant totalement la hype et en pensant uniquement à leur propre plaisir?
Si Arca peut diviser et entrera difficilement sur la scène pop pour l’instant malgré ses récentes collaborations prestigieuses, il est l’un des portes-paroles d’un combat pour l’hédonisme et d’une nouvelle libération des mœurs. Chacun sa créature, et que celles-ci se rencontrent, copulent et en donne naissance à de nouvelles. Amen.
Signature et crédits :
Le son : Les albums et titres présentés par Antoine sont disponibles sur Deezer.
Le texte : Merci à Antoine De Nardi (vous pouvez suivre son tumblr ici-même et lire ses autres articles là)
Le visuel : Merci à Marie Casays, fer de lance de l’asso. La preuve avec la longue liste de ses articles sur le site.