Si c’était de l’amour, un film de Patric Chiha d’après une chorégraphie de Gisèle Vienne

Paris, Janvier 2020, photographie de Rodrigo Reinoso, de la série Flash from the Underground
Juste avant d'entrer sur scène, les quinze danseurs reçoivent, chacun à leur tour, une légère bruine. Après la pluie, ils se glissent à pas lents dans un noir profond, ils passent de l'autre côté. 
C'est la scène d'ouverture de Si c'était de l'amour, un film que Patric Chiha a réalisé avec les danseurs de Crowd, une chorégraphie de Gisèle Vienne. 

Souvent, tout va trop vite. Le matin nous rattrape et la musique se tait brutalement. On cherche encore, on se demande où le temps a pu passer. La nuit s’est dissoute en ne laissant que brouillard. Le sommeil dur jette tous les détails dans l’oubli du lendemain.

Pouvoir s’en rappeler…

Peut-être, pour cela, faudrait-il tout faire plus lentement.
Prendre conscience de chacune de nos intentions avant même de les changer en actes.
S’imprégner de tous les moments, s’exécuter tout doucement.
Sentir monter peu à peu l’excitation que procure une musique.
Percevoir véritablement l’ébranlement que suscite en nous la présence de l’autre.

Éventuellement, tout recommencer…

Buenos Aires, Décembre 2019, une photographie de Rodrigo Reinoso, de la série Flash from the underground

La fête : explorer des sensations, des émotions et une temporalité

Avec Crowd, Gisèle Vienne crée une chorégraphie qui permet à l’intensité de la fête d’être vécue de l’extérieur. Inspirée par les raves des années 1990, la pièce met en scène quinze danseurs sur un plateau couvert de terre battue, quinze danseurs qui vont, ensemble, le temps d’une heure et demie, traverser toutes les étapes d’une soirée.
Pour le public, ce sont des sensations fortes, par le regard et l’ouïe, des sensations qui touchent, qui frappent. Peut-être parce que, pour une fois, on a l’état de conscience et la distance nécessaires pour voir tout d’un coup. Constater les bouleversements entre tension et lâcher-prise, être ébahi par la beauté des corps qui font collectif, appréhender le grand huit de la fête dans toute son ampleur.

On entre avec les danseuses et les danseurs dans une acuité décuplée, on passe par une gamme de rythmes qui recrée cette temporalité disloquée que l’on expérimente en soirée. Et ce sont milles petites interactions qui se passent au même moment. Au ralenti. Notre œil a le temps de naviguer mais ne peut tout suivre. Il s’accroche au hasard et suit l’histoire d’une nuit : soudain le plaisir d’une personne, au même instant, chez l’autre, la détresse. Cette multitude de scènes simultanées forment un tout, un groupe qui s’entremêle et se fracture. Ce sont des rencontres.

Danser dans Crowd : une soirée dans le temps long

Le public ne passe qu’une soirée avec la troupe de Crowd. Celles et ceux qui dansent auront transmis à la foule un trouble profond et d’étonnants frissons. On retourne chez soi transporté, des rythmes électro qui brûlent encore au creux du ventre.

Mais celles et ceux sur scène, qui, durant cette heure et demie, ont été chargés de toutes ces émotions, de toutes ces tensions, qui se sont rencontrés pour se déchirer ou se caresser, le temps de quelques pas ou d’une étreinte infinie, celles et ceux qui nous permettent de vivre par procuration tous les délices et les désastres à la fois, eux, comment sortent-ils de la salle ?

Eux, ils vivent toujours presque la même soirée. Ils ont le temps de la faire progressivement évoluer, d’apercevoir les possibles variantes, de décortiquer pour comprendre un peu plus ce qui se joue, chaque soir, dans leur corps, entre eux.

D’autant plus qu’ils vivent tout au ralenti. Ce ralenti que l’on a l’habitude de voir au cinéma devient si impressionnant sur scène, tenu, hypnotisant. Et l’on s’imagine chacune de ces personnes traversées par le moindre geste, ressentir pleinement chaque intention, la creuser soir après soir. Malgré l’impression d’un laisser-aller qui frôle la transe, il y a la retenue, tout le temps. On se demande comment ils font.

S’ancrer.
Puis : relâchement, élan, suspension.
Rester ancré. 
Voilà les consignes de celle qui met en scène.

Si c’était de l’amour : dans la fête comme sur scène, la part du jeu ?

Grâce à Si c’était de l’amour, Patric Chiha permet d’entendre les conseils, d’apercevoir le travail de création, d’imaginer la préparation précise de Crowd. Gisèle Vienne est à la fois cette voix qui domine la musique et ce corps qui entre toujours en contact. Elle dirige avec quelques mots qui éclairent, mais surtout dans une grande proximité. Elle montre comment hésiter et oser en même temps, comment se fondre en l’autre pour un instant. Et elle permet d’étranges rencontres.

Car le spectacle n’est pas qu’une chorégraphie. Comme en soirée, toutes les personnes ont leur histoire. Un sous-texte plus ou moins dévoilé, qui permet de comprendre en partie ce que l’on découvre le temps d’une nuit, d’une représentation, d’un film.
La troupe a reçu les grandes lignes qui évoquent chaque personnage : relations, quartier, intimité. Elle fera évoluer au fil des représentations le personnage interprété.
Car chaque personne arrive avec son propre bagage émotionnel et doit avoir recours au sensible pour faire la performance.
Une des danseuses, Sophie, raconte comment, chaque soir, elle doit retourner vers ce qui la met dans un état d’effondrement, comment elle convoque son propre vécu pour s’écrouler sur scène.
Dans toutes les représentations, se rejoue entre Théo et Katia une histoire saccadée qui les poursuit en coulisses, qui ne les quitte plus ensuite.
Et Oskar raconte ce que provoque chez lui Vincent.

Ainsi, sous les lumières de la fête et de la scène, ces personnes mêlent leurs expériences passées à l’interprétation d’un personnage. Et parfois, même si c’est pour jouer, tout se confond.
C’est ce que Patric Chiha réussit à montrer. Les moments de paroles échangées pointent ce qui se brouille. Ce sont des confidences captées, des bribes de questionnements. Un des membres de la troupe interroge l’autre. Ce qu’il dit de son personnage parle de lui. Et son personnage change en fonction de ce qu’il vit.

Si c’était de l’amour trouve donc sa force dans cette interrogation sur le jeu, sur ce qu’il implique, à l’intérieur des corps et des têtes. Parce qu’il est difficile de jouer l’intensité sans en vivre une bonne dose.
Et finalement, sous les lumières de la fête comme sous celles de la scène, même si c’est pour une courte durée, même si ce n’est que pour jouer, ce qui se produit est réel, profond et perturbant.


Un film : Si c’était de l’amour, de Patric Chiha.

Un son de Crowd, la chorégraphie de Gisèle Vienne : E2-E4 de Manuel Göttsching. Un titre qui évoque les cordes d’une guitare et l’ouverture du pion roi aux échecs.

Un son de Si c’était de l’amour, le film de Patric Chiha : The Illuminator de Mad Mike, du label Underground Resistance. Pour en savoir plus, lire la série complète d’Albane Pedone : Digger aux origines de la techno

Des visuels : Photographies argentiques prises par Rodrigo Reinoso, de la série « Flash from the underground ».
Première photo : Paris, Janvier 2020
Seconde photo : Buenos Aires, Décembre 2019

Un texte : Marion Bonneau

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