Quelle surprise que de fouler le sol d’un musée pour aller y observer des œuvres. On présente son sac à l’entrée, donne son nom à l’accueil, ôte les pulls et manteaux qui font suer à grosse goutte. Le rituel étant observé, ce sont les marches du Palais des Beaux-arts de Paris que nous montons pour aller voir l’exposition au titre surprenant Abes Fabes Kartoflyabes – « une formule magique utilisée par les créatures de la mythologie nordique pour faire subir aux humains une réduction d’échelle » nous dit le livret.
Une vingtaine d’artistes nous sont présentés par la jeune commissaire d’exposition Alice Narcy. Tou.te.s tournent autour de la notion de paysages fantasmés, avec pour idée que le fantasme peut être dans le paysage en lui-même, dans sa restitution artistique ou encore dans les deux. C’est cette dernière option qui a été retenue pour le cas de Sarkis Torossian et Gaspar Nicoulaud, respectivement tireur photographique et artiste.
Une randonnée à la maison
Gaspar a créé un monde virtuel. Depuis maintenant trois ans, les paysages oscillent entre plaines, vallées et montagnes au grès des codes qu’il tape sur son clavier. Son monde fait 10 kilomètres carrés. On peut s’y balader sans contrainte d’obstacle. A un endroit de ce monde, pour faire échelle, il y a un cube d’un mètre sur un mètre sur un mètre. « Là, tout n’est qu’ordre et volupté » aurait-on envie d’ajouter. Ce serait sans prendre en compte que ce monde est vivant, que Gaspar y a ajouté des variables d’érosion et qu’une balade en 2020 ne serait pas la même qu’une autre réalisée ce matin. Aussi, Gaspar peut transformer une pelouse fraîche en sol rocailleux, un jour ensoleillé en un soir enneigé ; il est le dieu de son univers virtuel.
De temps à autres, Sarkis prend son vélo et file chez Gaspar faire un tour. Là, il s’assied, fait ses randonnées rêvées et, quand le panorama lui plait, il capture l’écran. Exutoire en tant que parisien loin de la nature. Exutoire en tant que confiné depuis un an et des poussières.
Et alors que Sarkis pourrait prendre ses photos en volant aussi haut qu’un oiseau, ou en grimpant horizontalement à flanc de montagne, il choisit de les prendre comme le véritable marcheur qu’il serait, les pieds bien ancrés dans le sol, le paysage s’offrant à lui à hauteur d’yeux. Paysage rêvé oui, mais paysage à échelle humaine, troublant par sa réalité pourtant virtuelle.
Un paysage virtuel encré dans le bois
Sarkis s’est emparé de ce monde et l’a retranscrit selon son art. Sarkis est tireur photographique. Dans les procédés analogiques, la photographie a une première existence à travers le négatif. Lui intervient à partir des données brutes de ce négatif pour en faire une image.
Cinq cyanotypes sur hêtre nous accueillent à l’entrée de l’exposition, aussi délicats que des estampes japonaises. Car elles semblent presque peintes ces impressions photos, les traces laissées par le grain comme de l’encre de chine. Un jeu sur les contrastes fantasme un peu plus ces paysages inconnus, faisant cohabiter pesanteur et légèreté : les noirs sont de charbon et de pierre volcanique tandis que les blancs sont comme montés en neige, de la poudreuse en nuage.
UN SON : En sortant de l’expo vient bien sûr le moment de parler du confinement et de tout ce qu’il nous enlève. Sarkis se fout des bars, lui ce qu’il veut, c’est pouvoir retourner dans une salle de concert. Il en a marre de faire tourner ses quelques CDs dans sa chaîne hi-fi et il se rappelle avec émotion son dernier concert prévu, des expérimentations du GRM (Groupe de Recherches Musicales) fondé en 1951 par Pierre Henry, l’auteur de Psyché Rock.
UN TEXTE : Marie Lacroix & Nils Savoye
UN VISUEL : Photographies des paysages de Sarkis Torossian (Insta – Site) et Gaspar Niloulaud (Insta – Site) prises par Marie Lacroix