En regardant L’Escamoteur (ici), je me demande à quel moment en est-on du supposé tour de magie. J’ai toujours pensé que c’était après, une fois que la supercherie est révélée aux yeux de tous. Mais, en y repensant, ça pourrait très bien être avant, quand on présente un à un les objets en disant c’est un vrai lapin, le dé n’est pas pipé, j’aurais besoin d’un volontaire dans le public…
Puis je me suis dit qu’après tout peu importait. L’attention était autant alerte en amont du tour qu’après lui. Au début, on se concentre pour ne pas se faire duper. C’est seulement plus tard, une fois que l’illusion a opéré, qu’on refait ce même mouvement qui nous vexe, pensant « j’étais pourtant sûr d’avoir bien regardé ».
La magie comme fenêtre hors du temps
La magie, et c’est sans doute une des intrigues dans ce tableau de Bosch, ne se fixe pas. Elle ne saurait laisser de trace puisqu’elle n’existe précisément que par son absence de trace. La magie, c’est cette ellipse dans le réel qui fait qu’on passe d’un point A à un point B sans comprendre ce qui relie ces deux situations foncièrement incompatibles.
Je suis en novembre 2018, sur un parking où le prestidigitateur Yann Frisch a déballé son chapiteau. Il boit du whisky en nous racontant le principe de suspension consentie de l’incrédulité. Je me souviens bof de ses mots précis mais Wikipédia nous raconte à ce sujet que cette expression décrit « l’opération mentale effectuée par le lecteur ou le spectateur d’une œuvre de fiction qui accepte, le temps de la consultation de l’œuvre, de mettre de côté son scepticisme. » Comprendre : en allant voir de la magie, on accepte qu’on ne va pas tout comprendre. Même, on y va pour pas tout comprendre.
Le même Yann Frisch, quelques minutes plus tard, passe d’une veste verte accompagnée d’un pantalon rouge à un pantalon vert serti d’une veste rouge. Sans qu’on ne comprenne rien évidemment. Sans même que nous nous en rendions compte. C’est lui qui nous hèle : « hop hop hop public, t’aurais pas remarqué quelque chose niveau couleurs là ? ».
On n’a rien compris. On est ébahis et contents. « Ah, c’était bien ce spectacle, t’as vu le moment où on comprend rien ? » La voilà la magie, celle de penser qu’on est dans un moment purement intellectuel mais qu’en fait on est dans un moment où notre intellect prouve ses limites. Regardez le tableau et moquez-vous de cet homme car c’est vous. A chaque moment de concentration sur un événement A se trouve un événement B qui vient perturber votre monde.
Où, quand, quoi, comment ?
Car la magie relève également de la surprise et de l’inattendu, concepts tous deux inscrits dans le temps : on ne sait jamais quand on va être surpris, par quoi et comment. Le badaud du tableau est bouche bée face à cette main droite censée le surprendre en face de lui, mais c’est celle située sur sa fesse droite qui le sur-prend réellement, lui prend plus qu’elle ne devrait.
Il sera sans doute surpris à la fin du tour, mais ne sera qu’au début de sa surprise. Tout commencera une fois qu’il voudra payer son kilo de choux, avec l’absence de sa bourse d’abord, puis en remontant le temps mentalement pour se demander à quel moment on l’a escamoté.
Ce tableau, c’est alors la question du bien et du mal dans la magie. Pour l’apprécier, il faut en effet suspendre son incrédulité en s’abandonnant entièrement à l’observation du phénomène. Le monde n’existe plus pour Bernard – l’homme volé. Comme hypnotisé, il ne regarde plus que cette main, dans l’espoir de comprendre le mécanisme qui le fait tourner en bourrique. Peut-être le trouvera-t-il, peut-être ne le trouvera-t-il pas. Une chose est sûr pendant ce temps : le Bernard subjugué est une proie facile. Son attention captée, sa bourse devient abordable et abordée.
Quel tour vous a-t-on réellement joué ?
Bernard, happé par sa curiosité légitime, devient ainsi une proie facile. Et ce tableau de retrouver son mécanisme dans le monde actuel. Joey Starr racontant que pendant qu’il s’attelle à danser au Trocadéro, une partie de ses compagnons font les poches des touristes détournés de la Tour Eiffel qu’ils venaient photographier. Des poches qui d’elles-mêmes s’ouvrir auraient dû pour récompenser les artistes ? N’escamotons pas le propos initial de cet article.
La magie de la magie est aussi dans le détournement d’attention. Vous qui regardez cette main centrale dans le tableau de Bosch, vous qui vous moquez de cet homme détroussé, ne vous êtes-vous jamais rendus compte qu’il était impossible de tenir sa main ainsi ?
Un son : Il y a quelque chose de magique dans ce live des Talking Heads. Un mystérieux ghetto blaster, un groupe qui arrive au compte-goutte, qui se supplante à un autre groupe – Tom Tom Club en l’occurrence…
Un texte : Nils Savoye
Un visuel : Julie Savoye a croqué la chambre d’enfance de Nils qu’elle considère à l’origine de L’Escamoteur puis l’a coloriée avec leur nièce Mahaut (4ans) . Vous pouvez trouver le croquis original ici, l’imprimer, le colorier puis nous l’envoyer à contact@lescamoteur.fr Il intégrera alors notre fanzine !