hélas ! c’est l’histoire d’un dîner de famille, avec Papa, Maman, le Fils, et la Fille, toujours le même et pour toujours. Maman prépare le repas, Papa est bon raciste, la Fille veut faire du patinage artistique, et le Fils a réussi son contrôle, que dis-je son « traquenard », avec le professeur d’histoire coloniale, ou de capitalisme oriental, je ne sais plus.
Décor carton-pâte dégueulasse, canevas de chasse de très mauvais goût, costumes Monoprix des années 90, mets en plastique aussi fades que les échanges entre les personnages et téléviseur toujours allumé pendant le dîner, vous voilà plongés dans l’univers merveilleux de la famille Toutlemonde.
Tout aurait pu rester ainsi à l’infini si l’Oncle Michel à moitié artiste et l’adjointe à la culture férue de la série télévisée « Plus belle la vie » n’avaient pas perturbé l’ordre des choses.
« Tout a été dit, eh bien… autant le redire. »
hélas ! c’est l’interjection que Racine préfère. Il la met dans la bouche de tous ses personnages, soucieux qu’ils expriment bien leurs souffrances et leurs regrets. Et c’est bien une tragédie que cette pièce de Nicole Genovese, ne nous y trompons pas. Seulement aucun n’exprime son malheur, mais tous le vivent, répétant à l’infini les mêmes situations. Fatalité de la routine.
Cela sonne aussi comme « et lasse », et en effet, on la sent lasse la Genovese d’un monde lui-même en carton-pâte, et pour sûr dégueulasse, où tous se contentent de vivre une existence vaine et d’une platitude infinie, jusqu’à ce que mort s’ensuive. En une poignée de répliques, toutes plus insignifiantes les unes que les autres, Nicole Genovese traduit l’angoissante vacuité de nos petites vies étriquées devant BFM TV et The Voice.
Mais on rit aussi beaucoup d’eux, et franchement un peu de nous, parce que finalement si on y regarde bien, on peut se retrouver dans cette famille médiocre et dans ce quotidien absurde dont on se contente assez bien. Nous aussi, spectateurs, on attend avec impatience la diffusion de l’émission des chiffres et des lettres, invariable variation à la monotonie première du spectacle.
Attention, je vais tout dire…
Mais d’un coup, une femme tout de vert vêtue, couleur porte malheur au théâtre, surgit sur le plateau. C’est l’adjointe à la culture, qui vient prendre un micro à cour pour énumérer ses remerciements à toutes les DRAC, associations, mairies, et j’en passe, qui ont permis la production de ce spectacle. Elle nous passe ensuite un extrait extrêmement limite de sa série favorite, histoire d’asseoir son action culturelle en rappelant le ciment de notre bête, pardon… bonne nature de fier franchouillard colonialiste.
La famille reste interdite, complètement abasourdie qu’on puisse stopper le cours infernal des répliques. Ça détraque tout le monde, et on ne sait plus où on en était, c’est qu’il y a un ordre à suivre et qu’on ne peut pas se permettre d’y déroger, ce serait trop angoissant.
C’est là que l’oncle Michel se prend une immense claque par le père excédé, parce qu’il n’est pas foutu de s’exprimer correctement, c’est pas « je m’excuse » mais « excuse moi ». C’est qu’il est anglais ce Michel, encore un putain d’étranger qui vient voler notre travail. A partir de là, Michel s’en prendra littéralement plein la gueule mais il ne l’ouvrira plus, sa gueule. Il déposera gentiment des toiles enfantines de carton sur le carton-pâte, représentant la nature. Et, comme le dit Kant, l’objet d’art doit être beau comme un objet naturel parce que le modèle de beauté c’est la nature. Michel est étranger, il est étranger aux codes sociaux, il est étranger parce qu’il est artiste et tente de troubler l’extrême platitude du monde malgré les coups qu’il reçoit. Ses interventions vont transformer le décor, la salle à manger devenant une forêt, mais vont surtout perturber les comportements normés des personnages.
Oui mais bon, il ne faut pas tout dire non plus
Parce que oui, j’ai envie de tout dire de ce spectacle épatant, c’est irrésistible, mais vous pouvez arrêter de me lire et terminer après l’avoir vu.
Nicole Genovese croit au théâtre, elle croit que c’est un art qui permet de faire « un bon pas de côté pour se dégourdir les muscles et les neurones » afin de remettre à sa place les valeurs de la République de France et de contribuer au progrès social. Elle souhaite réinjecter de « l’instinct », glorifier « l’impermanence du vivant », faire une ode à « la poésie de l’erreur ». D’ailleurs l’erreur s’immisce partout, même dans le livret de salle, où il est écrit qu’un certain Claude Vanessa aurait tout mis en scène. Mensonge. Constatez le vous même en allant faire un tour sur son site : c’est une merveille.
Ce spectacle raconte cette philosophie du théâtre. Tous les soirs, ces comédiens remettent le couvert, piégés dans leurs rôles (familiaux), comme tous les soirs au théâtre, on se répète. Mais l’erreur, c’est-à-dire l’événement théâtral, s’y glisse partout et tout le temps pour tacher d’enrayer la vie molle dans laquelle on s’engonce. Finalement, le décor tout entier va être progressivement mis à nu et à mort, complètement démonté par les comédiens et même les techniciens, laissant seul le père continuer inlassablement à répéter les mêmes phrases, petit et minable, s’accrochant coûte que coûte à sa construction sociale insensée. Absolument triste.
La magie de la fiction n’existe plus, car c’est sa déconstruction qui importe avec la déconstruction minutieuse de la parole, puis du décor théâtral détruisant ainsi le mythe de la vie idéale, une vie de famille proprette et monotone, portant les valeurs d’une France répugnante.
C’est la fin alors, rien ne peut plus arriver, de toute façon on va tous mourir et redevenir vers de terre, c’est comme ça, lalalalala !
Bref courrez, volez, allez vite le voir avant qu’il ne disparaisse, c’est au théâtre de la Tempête jusqu’au 9 février et c’est une pépite, drôle, émouvante, innovante. Cliquez ici pour trouver des places.
Un son : Symphonie numéro 3 de Henryk Gorecki
Un texte : Marie Lacroix
Un visuel : Photographie de et/ou prise par Charlotte Fabre