22/04/2018
Je suis dans le bus pour Bordeaux, entre Tours et Poitiers. En tout, 14h de bus, avec un changement à Paris Bercy, où j’ai acheté un sandwich dégueu et hors de prix.
Des champs de colza aveuglant. Des gens qui viennent et repartent. Des villes qui défilent, toutes ancrées dans leur présent, toutes avec ce charme piquant de l’inconnu. Juste effleuré…
On a dépassé Poitiers. Les nuages s’organisent en strates dans le ciel, comme des falaises de calcaire vues à l’envers. C’est très beau.
J’écoute Odessa de Caribou. En boucle. C’est une chanson triste mais qui sent le soleil italien des années disco, un kitsch chaud et un peu glauque, une fuite en avant.
Je m’imagine des femmes sculpturales à la peau dorée et huilée, juchée sur des jambes interminables et supportant un climat tropical sans broncher. Des poupées lascives et silencieuses. L’angoisse.
Il y a quelques jours, j’ai atterri au Duke ; l’une des dernières boîtes ouvertes de Lille, même après le Golden Wave. Un mec se fait emmerder à deux pas de la boîte : il est autiste. Sa posture, ses paroles, ça me saute à la gorge. Il veut rentrer. Je discute, le rassure, lui promets de l’aider. Nous rentrons.
Je descend au sous-sol, et découvre un fantasme se mouvant sous mes yeux. L’alcool et la fatigue aident pas mal.
Elle ne danse pas : elle vole. Elle défit la gravité, ses jambes immenses martèlent à peine le sol sans jamais s’emmêler, les volants de son maillot flottent autour d’elle.
Elle m’a eu. Je suis comme un insecte hypnotisé par une lumière dans la nuit. Je suis sûre qu’elle l’a vu, qu’elle a compris : en ralentissant à peine, elle amorce une légère rotation et tourne vers moi une main et un immense sourire.
Toi, tu dois être un sacré poison ma belle.
Le type autiste est là lui aussi : il me dit qu’il m’aime et qu’il veut un baiser. Je lui explique que je ne l’aime pas, pas comme ça, et que non, je ne veux pas l’embrasser.
La misère.
La détresse.
La femme papillon.
C’est trop.
La fuite.
23/04/2018
Le jardin public de Bordeaux. Des cascades de glycine odorantes. Je suis assise à côté d’un cèdre du Liban. Beaucoup de lumière, mais un ciel plutôt blanc pâle, un petit vent chaud. Des canards, des passereaux, des enfants. Je pourrai passer mon après-midi sur ce banc.
Je me sens bien ici. Une étrangère.
Une pause dans la vie. Je me sens très vivante à l’intérieur, mais je fais une pause narrative. Je ne connais rien ni personne, ces lieux ne m’appartiennent pas, et bientôt je disparaitrai sans laisser de trace. Voilà mes vacances : un total lâcher prise sur l’espace et le temps. Je savoure, les odeurs, les sons, les lumières. Tout est si vide d’enjeux qu’il ne reste que le plaisir ; plaisir de ma simple présence, et de ce temps gratuit, exclusivement dépendant de mon bon vouloir. C’est parfait.
J’ai l’impression de réintégrer les limites de mon corps, là où je me perdais sans cesse dans trop de rues et d’endroits familiers à Lille, familiers et encombrants, lourds et gris. Lourd de sens.
27/04/2018
Bordeaux. Le jardin, encore.
Prendre de la distance. Ou de la hauteur ? À moins que ce ne soit la même chose… Ça paraît simple sous le soleil d’une ville étrangère.
Les gens sont les mêmes partout, mais c’est si facile de les ignorer. Ils font partie du décor, aussi beaux et impersonnels que les arbres ou le vent qui me pousse sur les quais. Que des flux qui répondent à leur logique propre.
Terrasse d’un café, il y a du monde, et en même temps on respire. J’essaie de me protéger du soleil tout en prenant le maximum de temps pour siroter mon demi, seule à ma table, clope au bec. Pas raisonnable à 16h, mais merde, c’est les vacances.
J’aimerai pouvoir dire la plénitude qui m’effleure, mais elle ne fait que si peu de bruit.
Je vais quitter cette ville sans regret, ni remords. Ma seule crainte est qu’un soleil moins éclatant inonde Lille, et j’espère que mon coeur saura sans trop de peine se réajuster à la musique du temps local, celle de mes impératifs, travail, argent, santé, administration. Je pense que j’aurai la ressource.
J’ai souvent, longtemps eu peur que le monde ne soit pas fait pour moi. Mon erreur de jeune fille a été de croire que le monde était un, une image, une façon de procéder et d’être, lorsque le temps m’a permis de comprendre qu’il était multiple. Multiplicité d’êtres et d’images. Il suffit de faire un pas de côté : changer de point de vue, s’allonger sur le carrelage du salon ou prendre un bus pour Bordeaux, par exemple.
J’ose espérer que désormais, mon imagerie saura coller au monde comme une nouvelle peau, et que je saurai étaler mes propres couleurs sur les murs de Lille, ou d’ailleurs.
J’ai de très belles images à épingler dans les parois de mon crâne maintenant, de la chaleur et des promenades hasardeuses, du vin sirupeux et des danses pieds nus dans les rues, assez de soleil pour me nourrir toute une vie.
Le son : Odessa ouvre l’album Swim produit en 2010 par Caribou. Caribou n’est qu’un des multiples alias du Canadien Daniel Victor Snaith, que vous retrouvez également en Manitoba et Daphni suivant ses humeurs.
Le texte et le visuel sont l’oeuvre de Fanny M. Quand elle n’est pas à Bordeaux, vous pouvez l’entendre dans l’émission de lecture radiophonique Du Bout Des Livres où elle met à l’honneur les éditeurs et auteurs des Hauts de France, diffusée sur RCV 99FM chaque deuxième lundi du mois à 22h ! Et pour la rediffusion c’est sur Mixcloud.